John Lawton, Black-out, traduit de l’anglais par Anne-Marie Carrière, éd.
10/18, collection « Grands détectives », inédit, 2015, 472 pages.
Londres, février 1944. La
guerre n’est pas finie, mais le débarquement est en train de se décider. Les
militaires anglais et américains se côtoient dans la capitale britannique. Les
habitants sont contraints de se réfugier dans le métro lorsque la Luftwaffe
largue ses bombes. De lourds rideaux noirs, opaques, obscurcissent les
fenêtres, c’est une mesure de défense anti-aérienne, que l’on nomme
« black-out ». Mais le black-out, c’est aussi le voile que l’on met
sur une affaire dont on ne veut pas parler, le silence que l’on observe, et que
l’on impose, sur certaines informations que l’on se refuse à divulguer. John
Lawton joue sur les deux sens de l’expression.
Un roman policier situé en
temps de guerre rajoute du crime à la boucherie. Dans Black-out, qui est un roman policier et un roman d’espionnage, la
politique menant à la victoire est un frein à l’enquête. On n’en dira pas plus,
car cette ambiguïté est un des ressorts de l’intrigue, très efficace. Le
lieutenant Frederick Troy, d’ascendance russe, se lance sur les traces d’un
tueur particulièrement barbare. On ne retrouve qu’un bras de sa première
victime, le cadavre calciné de la seconde, et l’on suppose qu’un homme disparu
a subi le même sort que les deux premiers. Les victimes sont allemandes ou
autrichiennes. Le suspect est en relation avec les services secrets,
britanniques et américains. Troy a du mal à enquêter.
La personnalité de
l’enquêteur Troy est particulièrement ardente, enlevée. Ce type-là a tout pour
incarner un héros récurrent auquel s’attacher : en décalage avec sa
hiérarchie, en rupture plus ou moins flagrante avec sa famille, amateur de
femmes mais sentimental, sensible et opiniâtre. Il passe par des épreuves mais
ne dévie pas de sa course à l’assassin. Même après avoir subi un bombardement,
il continue sa chasse, chasse entravée par les services secrets.
Les personnages secondaires
existent vraiment. La pétulante secrétaire Tosca ; Macha et Sacha, les
sœurs jumelles de Troy et leur oncle Nikolaï ; Wildeve et Onions, de
Scotland Yard ; la troublante lady Diana Brack et le falot Neville Pym des
services secrets britanniques, pour n’en citer que quelques-uns, donnent à Black-out un réalisme romanesque tout à
fait abouti. Du Londres de 1944 au Berlin de 1948, le lecteur découvre les
arcanes politiques et stratégiques en même temps que Troy. Services secrets,
militants et sympathisants communistes, espions indécelables, voilà les ingrédients
de ce très bon roman. Que l’on rattache à ceux de John le Carré, mais que, pour
ma part, j’ai trouvé moins austère et plus abordable.
On se souvient du film La Nuit des généraux (Anatole Litvak,
1967, scénario de Paul Dehn et Joseph Kessel) dans lequel, durant la guerre,
des crimes atroces étaient perpétrés. Dans ce chaos guerrier, un enquêteur
allemand, joué par Omar Sharif, ne déviait pas de sa ligne d’enquête malgré les
obstacles semés par le commandement militaire, enquête reprise et conclue par
un agent d’Interpol interprété par Philippe Noiret. Sur une trame proche de cet
excellent film, Lawton fait naître un personnage de détective attachant, que l’on
peut retrouver dans sept romans en anglais. Le public français pourra lire le
deuxième épisode de ses aventures bientôt, dans Retour de flammes.
NB : les notes de bas de page, éclairantes, de la traductrice,
montrent à quel point Lawton a pris soin d’ancrer son roman dans une réalité
britannique culturelle et allusive.
*
Extrait
« Troy tenait toujours
le crâne dans une main, tel Hamlet devant la tombe de Yorick. Un sacré puzzle,
avait dit Bonham. Doux euphémisme, qui lui rappela sa conversation avec le
commissaire Onions.
- Tu sais, George, je viens
de dire à Onions que nous n’avions pas affaire à un malade mental.
- Tu penses que c’est pas l’œuvre
d’un cinglé ?
- Pour un cinglé, il est
drôlement méticuleux, non ?
- On peut être cinglé et méticuleux. A cinq cents mètres d’ici,
moins de dix ans avant ma naissance, Jack l’Eventreur découpait des prostituées,
et il s’en est sorti. Ça exigeait de la préparation, d’être méticuleux, comme
tu dis. Ils sont nombreux dans le quartier à s’en souvenir.
Troy actionna le robinet de
cuivre. Bloqué. Un bouchon de glace obstruait le bec. Il souleva la grille
métallique, explora le trou à tâtons et en retira sa main, couverte d’une glu
brunâtre et nauséabonde.
- Nom de Dieu ! jura
Bonham. Attends, je t’éclaire. » (P. 61)