Regards croisés
Un livre, deux lectures – en collaboration avec
Virginie Neufville
Åke Edwardson, Danse
avec l’ange, suivi de Un
cri si lointain (édition spéciale réunissant les deux premières enquêtes
d’Erik Winter), traduit du suédois par Anna Gibson, éd. 10/18, novembre 2015,
892 pages.
C’est avec Danse avec l’ange que le public
français a découvert le plus jeune commissaire de la police suédoise, Erik
Winter. Dandy détaché, il officie à Göteborg, ville en proie à tous les maux de
nos sociétés occidentales. Le polar, c’est avant tout du social. Les détectives
en fauteuil, Miss Marple et Hercule Poirot en tête, ne sont plus de mise.
Adultères et captations d’héritage dans la bonne société sont passés de mode.
Le polar – et singulièrement le polar nordique – s’attelle à mettre à plat les
déliquescences contemporaines, issues parfois, mais ce n’est pas le cas ici,
d’un passé historique peu glorieux. Le polar, ce n’est pas du roman policier,
ce n’est pas non plus du roman noir. C’est, disons, la rubrique des faits
divers mâtinée de sociologie.
Rapidement défini ainsi, le
polar semble peu engageant. Sa séduction tient, en grande partie, à la figure
de l’enquêteur. Åke Edwardson façonne un Erik Winter à la fois concerné et
rêveur, avec ce rien de nonchalance qui fait les séducteurs. Danse avec l’ange est une enquête
centrée sur les snuff movies, le sexe
triste et violent. Des Suédois sont retrouvés morts à Londres, des Anglais sont
retrouvés morts à Göteborg. Les enquêtes, évidemment, se croisent, et les
enquêteurs enquêtent ensemble. Le policier anglais Steve Macdonald porte le
catogan, et garde dans son portefeuille une photo de sa femme et de ses filles,
de profil, alignant leur queue de cheval. C’est à ce genre de détails, poétique
et prosaïque, que l’on reconnaît le bon écrivain de polar. Celui qui a le sens
du détail incongru, et ne se laisse envahir par l’obsession du crime à
élucider. L’intrigue de Danse avec l’ange
est assez mince, bien menée, entraînant le lecteur sur les territoires
britanniques et suédois – paradoxalement, l’ambiance londonienne est plus
ancrée dans une réalité sociale mixte.
Mais ce qui fait tout le
sel, et tout le charme, des enquêtes d’Erik Winter, ce sont les digressions et
le sens du dialogue. Les crimes sont atroces, perpétrés par des meurtriers mus
par leurs instincts les plus primaires : à cette absurdité répond
l’absurdité des dialogues, aux répliques courtes et acérées, surprenantes, en
décalage. La vie personnelle de quelques personnages est soulignée elle aussi
par l’absurde, ou le décalage. Un enquêteur, par exemple, semble heureux
d’échapper à la grossesse de sa compagne pour aller hanter les lieux interlopes
et nouer des liens forts avec une danseuse. Le bébé à venir est surnommé
« le boulet », avec un mélange de tendresse et d’effroi.
Danse avec l’ange n’est
pas un roman d’atmosphère, à peine une plongée dans les bas-fonds de Londres et
de Göteborg. Danse avec l’ange est
une sorte de méditation, de recueillement concentré, sur le contemporain. Dont
la narration passe soudain du « il » au « je ». Qui offre
une vision diffractée du bien, du mal, de l’engagement et du détachement. Un extrait,
en guise d’exemple :
« Je veux corriger les erreurs que je vois, mais j’arrive toujours trop tard. J’essaie de me foutre des traditions quand elles ne me sont d’aucun secours, et ça me conduit sur des chemins terrifiants. J’essaie d’explorer le passé et puis les émotions des victimes que je rencontre, les vivants comme les morts. Je m’introduis par effraction dans la vie des gens, je suis blessé comme eux. C’est ça qui me fait tenir. Ça pourrait me pousser à rester assis, mais dans mon cas c’est autre chose qui se passe. Je me compose un visage. »
On l’aura compris, on ne
lit pas les enquêtes d’Erik Winter pour découvrir le meurtrier. La résolution
est anecdotique. On lit les enquêtes d’Erik Winter pour ces évidences là :
« Regarde dehors. Il neige et en même temps le soleil brille peut-être, il fait froid et pourtant un peu plus clair qu’hier à la même heure. Tu vois ?
- Je comprends, dit-il. »
On en redemande ! Du
bon, du très bon polar.