Joyce Maynard, L’Homme
de la montagne, traduit de
l’anglais (USA) par Françoise Adelstain, éd. Philippe Rey, 21 août 2014, 320
pages et éditions 10/18, septembre 2015.
1979. Un serial killer
sévit dans les parages du mont Tamalpais, près de San Francisco. Il tue et
viole des jeunes filles, puis emporte un trophée. C’est lui, « l’homme de
la montagne », le tueur. Il joue le rôle de l’ogre invisible. Son caractère,
son mode de vie, n’ont aucune importance dans le roman. On songe à une réplique
du très beau film de Pat O’Connor The
January man : Kevin Kline, qui incarne le détective, déclare, une fois
l’affaire bouclée, que le meurtrier n’est personne, entendant par là que le
sujet du film repose sur autre chose que la personnalité d’un tueur de femmes.
Dans L’Homme de la montagne, Joyce
Maynard ne nous plonge dans l’enquête que par allusions. Le dossier est confié
au policier Toriccelli, divorcé, père de deux filles, Rachel et Patty. Rachel
aime inventer des histoires, et Patty a deux passions : les chiens et le
basket. Ce sont elles, les héroïnes.
Rachel raconte les années
d’enfance au pied de la montagne, la vie calme dans une bourgade proche de la
grande ville. Elle raconte surtout une vie de famille déglinguée, mère
dépressive, père parti vivre une histoire d’amour avec une autre femme, enfants
livrées plus ou moins à elles-mêmes – jamais de repas à heures fixes, désintérêt
des parents pour les résultats scolaires, soirées passées à regarder les
feuilletons télévisés dans les jardins des voisins, à travers les vitres. Mais
une vie pleine, constructive, libre et émancipatrice, reconnaît Rachel trente
ans plus tard. Le père est médiatisé par l’enquête sur le tueur qui lui a été
confiée, c’est un bel homme genre tombeur italien hollywoodien, et ses filles
sont en admiration. Rachel voit changer son statut de collégienne : elle
était invisible, elle devient « populaire » grâce à lui. Ses copines
veulent tout savoir de l’enquête, alors Rachel invente des détails, des
indices. Joyce Maynard excelle dans l’art de décrire la sortie de l’enfance et
l’entrée dans l’adolescence. Les petits gestes des filles, leurs occupations –
se vernir les ongles des pieds en regardant la télévision, ou en écoutant vingt
fois la même chanson. Elle excelle aussi dans l’analyse des rapports entre les
deux sœurs, la sportive timide et l’écrivain en devenir. L’Homme de la montagne est
une ode aux filles de treize ans, à leurs angoisses et passions, aux dangers
qu’elles courent. Treize ans, c’est ce passage brusque et ténu à la fois de
l’enfance à la féminité. Le premier baiser, les premiers pelotages, le sexe
possible, le sang à maîtriser et à cacher, et les pouvoirs de divination que
l’on croyait posséder et qui s’envolent, ou auxquels on ne croit plus. Dans la
scène inaugurale, magnifique, les deux sœurs jouent à la mort, et simulent la
tache de sang d’une éventuelle agression par un pull : « Je possédais
un sweat-shirt rouge, le modèle avec fermeture Éclair sur le devant, capuche et
poches-réserves à chewing-gum. Je l’ai étalé sur un carré d’herbe en pente,
derrière notre maison, les manches étirées de chaque côté, on aurait dit une
personne passée sous un camion, de façon à exposer le plus de rouge possible,
genre mare de sang ».
Le nombre des victimes du serial killer n’en finit pas de croître,
l’enquête est au point mort, et le père de Rachel et Patty n’est plus un héros
médiatique. La dégradation de l’image paternelle est un crève-cœur. Le roman
bifurque, dans son dernier tiers, vers une mise en abyme très réussie. Rachel,
adolescente, avait élaboré un stratagème pour piéger le tueur. Stratagème
d’enfant, puéril et dangereux. Adulte, elle poursuit toujours son but :
faire arrêter le monstre. Elle est devenue romancière, et l’arme est un livre.
On n’en dira pas plus.
L’Homme de la montagne
est un roman terriblement sensible et terriblement adroit. Joyce Maynard revisite
le motif rebattu du serial killer et
nous offre un concentré de vive nostalgie, d’amour fraternel et filial.