Marisha Pessl, Intérieur
nuit (Night film), traduit de l’anglais (USA) par Clément Baude, Gallimard, août 2015.
Ashley Cordova, 24 ans, est
retrouvée morte dans un entrepôt de New-York, et l’enquête conclut à un
suicide. Cette jeune femme, ancienne pianiste prodige ayant arrêté sa carrière
à 14 ans, était la fille de Stanislas Cordova, cinéaste adulé et invisible. Les
films de Cordova appartiennent au registre de l’horreur mais dépassent
largement le cadre étroit des séries B ou Z. Poussettes, Attendez-moi ici, La Douleur, Respirer avec les rois,
L’Enfant de l’amour et les dix autres films qui composent son œuvre vont
creuser au plus profond des peurs, des angoisses et des vérités des
spectateurs. Le cinéaste est l’objet d’un véritable culte, le site de référence
qui lui est consacré est caché dans les replis du deep web, inaccessible à qui n’est pas initié ou intronisé. Depuis
une trentaine d’années le cinéaste n’est plus apparu en public, ses films se
sont tournés dans sa vaste propriété, le Peak, cernée de hautes barrières
électrifiées.
Le journaliste Scott
McGrath a déjà enquêté sur Stanislas Cordova. Une enquête dont il est sorti
ridiculisé pour avoir cité une source peu fiable, qui lui a coûté son mariage
et sa réputation. Il s’interroge sur le suicide de la fille du cinéaste, et
décide de pousser les investigations plus loin que la police. Une jeune fille –
Nora – et un jeune homme – Hopper – vont l’assister. Elle est comédienne
débutante, il est vaguement dealer et marginal.
Intérieur nuit est plus un
roman noir qu’un thriller. McGrath est le narrateur, il a les allures et les
réflexes d’un détective plutôt que d’un journaliste, son
« assistante » Nora est sexy et amoureuse de son « patron »,
son « assistant » Hopper a ses entrées dans les bas-fonds. L’enquête
n’est pas centrée sur la corruption politique ou économique, comme souvent dans
cette littérature de genre, mais entraîne les enquêteurs, et avec eux le
lecteur, sur les voies du magique et du diabolique. Marisha Pessl construit une
mécanique littéraire fascinante, extrêmement précise et superbement allusive.
Ashley Cordova a vécu une histoire d’amour qui est comparée, dans le roman, à
celle de Roméo et Juliette. La filmographie de Stanislas Cordova n’est pas
qu’un catalogue de titres : Pessl nous donne l’argument de presque tous ses
films, suggère des interprétations philosophiques et psychologiques, décrit les
décors et les vêtements des personnages. Le cinéaste, par son œuvre, peut rappeler
David Lynch ; sa manière de travailler a beaucoup à voir avec celle du
Coppola d’Apocalypse now ; son
retrait dans son château-forteresse le rattache à Stanley Kubrick.
Le trio d’enquêteurs va
interroger les amis d’Ashley, les personnes qui ont croisé la jeune fille
durant les derniers jours de sa vie, puis s’intéressent aux actrices qui ont
tourné dans les films de son père. Peu à peu, il devient évident qu’ils ne
pourront éviter de se rendre au Peak, la demeure inaccessible du cinéaste. Des
indices convergents les obligent à creuser toujours plus profondément dans la
folie, la magie noire, l’envoûtement. Ashley a-t-elle été victime d’un pacte
que son père aurait signé avec le diable ? Pourquoi sa mère s’est-elle
suicidée ? Qui est ce prêtre qu’Ashley poursuivait, et que lui
voulait-elle ? Où conduisent les souterrains qui courent sous l’immense
parc de la demeure, et pourquoi Cordova les empruntait-il ? A quoi bon
construire un pont pour enjamber le ruisseau ? Et que faisait la petite
Ashley, à 6 ans, pieds nus, en pleine nuit, à l’entrée de ce pont ? Après
s’être introduits clandestinement dans le parc du Peak, Nora, Hopper et McGrath
se séparent. Entre les pages 509 et 578 – pages délimitées par des encarts
noirs – McGrath va vivre une aventure horrifique qui n’est pas sans rappeler la
partie intitulée « Le rapport sur les aveugles » du fabuleux roman Héros et Tombes de l’Argentin Ernesto
Sábato [1]. McGrath, comme Fernando Vidal dans le roman de Sábato, se retrouve
seul face à ses peurs les plus intimes, cerné par les décors des films de
Cordova, contraint d’enfiler les vêtements de personnages ayant commis des
actes terribles. Ces soixante-dix pages font basculer l’enquête sur la mort
d’Ashley et la personnalité de Cordova au rang de prétexte pour une quête plus
profonde, plus essentielle. Episode paranoïaque déterminant, ces pages
retournent comme un gant le propos de l’apparent thriller et mettent en
évidence les thèmes centraux de ce roman noir-plus-que-noir : le Bien et
le Mal, la Vie et la Mort, l’Erreur (plus que le mensonge) et la Vérité. Le
cinéma, pour Cordova, n’était pas que la représentation ou le leurre de la
réalité. Ses films ne semblaient pas vraisemblables, ils étaient vrais. Les acteurs se battaient pour
tourner avec lui, mais ensuite, ils ne tournaient plus jamais, ils
disparaissaient, ou changeaient complètement de métier. L’expérience que va
vivre McGrath va le changer, lui aussi, à jamais.
Peut-être Marisha
Pessl, qui a un sens diabolique du récit, n’a-t-elle imaginé cette histoire de
cinéaste retranché du monde et de suicide de sa fille que pour écrire ces
soixante-dix pages. Un récit dans le récit, parfaitement hallucinatoire et
parfaitement révélateur. Car le héros d’Intérieur
nuit, c’est bien McGrath, c’est bien sur lui que convergent toutes les
résolutions, bien plus que sur Ashley ou Cordova. En cherchant à débusquer le
cinéaste invisible, en le traquant à nouveau comme il l’avait fait cinq ans
auparavant, en tentant d’arriver au centre du labyrinthe et d’y dénicher le dieu
vengeur qui se terre et tire les ficelles de pantins humains, c’est bien
lui-même qu’il cherche. En tout cas, c’est bien lui-même qu’il trouve. « Ma
vie était un costume que je n’avais mis que pour les grandes occasions »
dit-il, au plus fort de l’épisode, alors qu’il est dans le noir complet, avec
un papillon de nuit blessé pour seul compagnon. Les décors intacts des
tournages anciens, le réseau de souterrains sous le Peak, dessinent aussi le
labyrinthe mental dans lequel erre McGrath. Soudain, tous les protagonistes de
l’enquête disparaissent. Tel immeuble visité est vidé de ses occupants, telle
maison où l’on a interrogé des témoins n’est plus qu’un tas de cendres, le
carnet qui contenait les notes prises lors des rencontres est volé… Rien… Il
n’y a plus rien… Même Nora et Hopper s’en vont. Ne reste que McGrath, sorti de
son labyrinthe, de sa nuit intérieure, réconcilié. Il peut à présent aller à la
rencontre de Cordova, le dieu caché. Il a passé l’épreuve.
Intérieur nuit est un livre
d’une force impressionnante. Les nombreux renversements de situations, tout au
long du roman, sont autant de bifurcations, de coudes, dans l’itinéraire de
McGrath. Marisha Pessl mêle intimement le fond et la forme, sans jamais trahir
la stabilité du récit, en parvenant toujours à maintenir la tension, à happer
le lecteur. C’est ainsi que l’on imagine les films de Stanislas Cordova :
des films de genre, mais qui bousculent l’essentiel. Marisha Pessl bâtit un
roman qui dépasse le genre, sur le modèle de la filmographie de son personnage
cinéaste. Et ça, c’est du grand art [2].
*
1 –Sobre héroes y tumbas de Sábato (en français Héros et Tombes, ou Alejandra
dans sa première traduction) est sans doute l’un des plus grands romans de la
deuxième moitié du XXe siècle.
2 – On reconnaît le
véritable écrivain à la constance des thèmes déclinés, comme on le dit en
musique, en mode mineur. Marisha Pessl, qui est née en 1977, n’a encore publié
que deux romans : La Physique des catastrophes (2006, et 2007 pour la traduction française) et Intérieur nuit. Dans ces deux romans,
d’égale ampleur narrative et d’ambiances totalement différentes, le genre est
chaque fois détourné, ou retourné : La Physique des catastrophes est une variation autour du Campus novel, Intérieur nuit
autour du roman noir. Dans les deux romans, la figure du père est essentielle,
mystérieuse et délétère, la fille est surdouée, la mère suicidée. Et l’on
retrouve des papillons – blessés ou épinglés sous verre.