Marisha Pessl, La
Physiques des catastrophes (Special topics in calamity physics), traduit de l’anglais (USA) par Laetitia Devaux,
Gallimard, 2007, 616 pages, et Folio, 2009.
Bleue Van Meer est une
petite fille, puis une jeune fille, élevée par son père. Sa mère s’est
suicidée, ne laissant derrière elle que quelques cadres renfermant des
papillons. Le père, Gareth, est universitaire. Sans poste fixe, il parcourt les
Etats-Unis d’invitation en invitation, quelques mois ici, quelques mois ailleurs :
il est professeur de Sciences Politiques, spécialisé dans les mouvements
révolutionnaires. Plus que sur les bancs des nombreuses écoles que Bleue
fréquente au gré de sa vie itinérante, c’est dans la Volvo paternelle que la
fillette acquiert sa culture, une culture essentiellement livresque, sur à peu
près tous les sujets. Il faut dire que Bleue a un QI exceptionnel. Alors qu’il
s’est toujours ingénié à éviter d’enseigner dans les universités les plus
renommées, Gareth tient à ce que sa fille poursuive ses études à Harvard.
L’année de terminale étant déterminante, le père et la fille vont passer une
année scolaire entière dans la même ville, ce qui n’était encore jamais arrivé.
Voilà Bleue inscrite à St-Gallway.
Dans cet établissement, un
quintet d’élèves populaires, trois garçons et deux filles (Nigel, Milton,
Charles, Jade et Leulah, regroupés par leurs « camarades » sous l’expression
générique de « Sang Bleu »), entretient des relations privilégiées
avec un professeur de cinéma : Hannah Schneider. Cette femme d’une
quarantaine d’années, belle comme Ava Gardner, exerce sur la bande d’amis une
fascination qui s’apparente à l’emprise. Bleue, sans comprendre pourquoi, est
admise dans le cercle. Hannah semble beaucoup tenir à la nouvelle venue, alors
que les autres membres de la bande la boudent. Chaque dimanche, les six élèves
se retrouvent chez Hannah Schneider, qui leur prépare à manger, déambule et
danse pieds nus dans sa drôle de maison un verre de vin à la main, fait
quelques confidences, flatte et encourage.
Une grande partie du roman
est bâtie comme une campus novel, et
n’est pas sans rappeler Le Maître des illusions de Donna Tartt. La vie de l’établissement y est décortiquée, les
profs sont différenciés, les élèves caractérisés (les jumelles Bonnet Blanc et
Blanc Bonnet sont des personnages très marqués, le doux Zach est la figure
positive du roman), les personnels d’encadrement scolaire raillés et
caricaturés. Bleue passe une épreuve d’initiation par l’alcool au sein du groupe,
quelques élèves vont fumer un joint entre deux cours, des jeunes filles vont
lever des hommes mûrs dans des bars louches tandis que d’autres s’appuient sur une
morale religieuse… Rien que de très normal dans ce genre d’ouvrages qui mettent
en lumière les us et coutumes des jeunes gens de bonne famille dans une petite
ville américaine. Là où Marisha Pessl fait toute la différence – comme Donna
Tartt, d’ailleurs – c’est dans les références culturelles. Les titres des
chapitres de La Physique des catastrophes
renvoient à des titres d’œuvres littéraires, les situations quotidiennes sont
passées à la moulinette de l’Histoire (on rencontre, par exemple, un formidable
personnage appartenant à l’encadrement de St-Gallway qui n’est envisagé que
sous le prisme d’Eva Perón, avec une vérité éblouissante), de la Physique et de
la Linguistique. Bleue est la narratrice. L’histoire racontée par cette élève
surdouée, au parcours hors-norme, est un petit bijou d’impertinence, d’acuité sociologique
et de sensibilité. Bleue a aussi un grand sens de l’humour.
Marisha Pessl aurait pu se
contenter de cela : bâtir un très fin roman de campus, moderne, bien mené,
cruel et humoristique. Mais Pessl a plus d’un tour dans son sac. La prof Hannah
Schneider est retrouvée morte. Pendue. Chez elle ? Mais non… En pleine
forêt, lors d’une randonnée dans laquelle elle a entraîné son petit groupe de
groupies. A partir de la mort d’Hannah – meurtre ? suicide ? – le
roman de campus devient thriller et roman politique, explore les théories du
complot, retourne les liens familiaux. Bleue, forte de ses capacités
intellectuelles et de son bagage culturel, accepte de sombrer pour mieux
rebondir. La Physique des catastrophes
est aussi une métaphore diablement convaincante sur le passage de l’adolescence
à l’âge adulte.
On peut lire La Physique des catastrophes comme un
traité d’entomologie humaine très réussi. Bleue se prénomme ainsi à
cause du nom d’un papillon. Les maîtresses successives de son père Gareth sont
invariablement affublées du surnom de « sauterelle ». Dans
une scène particulièrement révélatrice, une araignée essaie de tisser une toile
immense entre deux montants de bois d’une véranda, échoue, recommence. Sans abandonner,
elle se remet à l’ouvrage. Marisha Pessl passe à la loupe, au microscope, la
société américaine contemporaine. Et quand les bestioles à métamorphose, ou
volantes, ou tisserandes, n’y suffisent plus, elle se tourne vers le poisson
rouge dans son bocal, celui qui n’a pas de mémoire et redécouvre le monde
toutes les deux secondes. Le discours de remise des diplômes que Bleue prononce
à la fin de l’année scolaire, tout en antiphrases, est un formidable pied de
nez à l’ordre établi :
« Un poisson rouge
s’adapte, non en plusieurs centaines de milliers d’années comme la plupart des
espèces, qui doivent franchir le ruban rouge de la sélection naturelle, mais en
quelques mois, voire quelques semaines. Vous le mettez dans un petit
bocal ? Il reste petit. Un grand ? Il grandit. Il peut vivre à
l’intérieur comme à l’extérieur. En aquarium comme en bocal. Dans l’eau trouble
ou l’eau claire. En groupe ou tout seul ».
Bleue attend un sursaut du
public – professeurs, élèves et parents assistant à la cérémonie –, mais la
pluie tombe à torrents, et personne ne réagit. Les cheveux des femmes
ressemblent à des algues. Bleue conclut en faisant référence à l’âge d’or –
celui de l’enfance, à jamais révolu – tout en taisant l’affreuse vérité :
« comme tout le monde, le poisson rouge a une vie difficile. Il meurt si la
température change trop vite, et il doit se cacher sous les pierres dès qu’il
aperçoit l’ombre d’un héron ».
La Physique des catastrophes
est le premier roman d’un jeune écrivain. Un roman impressionnant de
puissance narrative et de vérité symbolique. Intérieur nuit, son second ouvrage, paraît chez Gallimard pour la
rentrée littéraire 2015.