samedi 12 septembre 2015

La Physique des catastrophes de Marisha Pessl



Marisha Pessl, La Physiques des catastrophes (Special topics in calamity physics), traduit de l’anglais (USA) par Laetitia Devaux, Gallimard, 2007, 616 pages, et Folio, 2009.

Bleue Van Meer est une petite fille, puis une jeune fille, élevée par son père. Sa mère s’est suicidée, ne laissant derrière elle que quelques cadres renfermant des papillons. Le père, Gareth, est universitaire. Sans poste fixe, il parcourt les Etats-Unis d’invitation en invitation, quelques mois ici, quelques mois ailleurs : il est professeur de Sciences Politiques, spécialisé dans les mouvements révolutionnaires. Plus que sur les bancs des nombreuses écoles que Bleue fréquente au gré de sa vie itinérante, c’est dans la Volvo paternelle que la fillette acquiert sa culture, une culture essentiellement livresque, sur à peu près tous les sujets. Il faut dire que Bleue a un QI exceptionnel. Alors qu’il s’est toujours ingénié à éviter d’enseigner dans les universités les plus renommées, Gareth tient à ce que sa fille poursuive ses études à Harvard. L’année de terminale étant déterminante, le père et la fille vont passer une année scolaire entière dans la même ville, ce qui n’était encore jamais arrivé. Voilà Bleue inscrite à St-Gallway.

Dans cet établissement, un quintet d’élèves populaires, trois garçons et deux filles (Nigel, Milton, Charles, Jade et Leulah, regroupés par leurs « camarades » sous l’expression générique de « Sang Bleu »), entretient des relations privilégiées avec un professeur de cinéma : Hannah Schneider. Cette femme d’une quarantaine d’années, belle comme Ava Gardner, exerce sur la bande d’amis une fascination qui s’apparente à l’emprise. Bleue, sans comprendre pourquoi, est admise dans le cercle. Hannah semble beaucoup tenir à la nouvelle venue, alors que les autres membres de la bande la boudent. Chaque dimanche, les six élèves se retrouvent chez Hannah Schneider, qui leur prépare à manger, déambule et danse pieds nus dans sa drôle de maison un verre de vin à la main, fait quelques confidences, flatte et encourage.

Une grande partie du roman est bâtie comme une campus novel, et n’est pas sans rappeler Le Maître des illusions de Donna Tartt. La vie de l’établissement y est décortiquée, les profs sont différenciés, les élèves caractérisés (les jumelles Bonnet Blanc et Blanc Bonnet sont des personnages très marqués, le doux Zach est la figure positive du roman), les personnels d’encadrement scolaire raillés et caricaturés. Bleue passe une épreuve d’initiation par l’alcool au sein du groupe, quelques élèves vont fumer un joint entre deux cours, des jeunes filles vont lever des hommes mûrs dans des bars louches tandis que d’autres s’appuient sur une morale religieuse… Rien que de très normal dans ce genre d’ouvrages qui mettent en lumière les us et coutumes des jeunes gens de bonne famille dans une petite ville américaine. Là où Marisha Pessl fait toute la différence – comme Donna Tartt, d’ailleurs – c’est dans les références culturelles. Les titres des chapitres de La Physique des catastrophes renvoient à des titres d’œuvres littéraires, les situations quotidiennes sont passées à la moulinette de l’Histoire (on rencontre, par exemple, un formidable personnage appartenant à l’encadrement de St-Gallway qui n’est envisagé que sous le prisme d’Eva Perón, avec une vérité éblouissante), de la Physique et de la Linguistique. Bleue est la narratrice. L’histoire racontée par cette élève surdouée, au parcours hors-norme, est un petit bijou d’impertinence, d’acuité sociologique et de sensibilité. Bleue a aussi un grand sens de l’humour.

Marisha Pessl aurait pu se contenter de cela : bâtir un très fin roman de campus, moderne, bien mené, cruel et humoristique. Mais Pessl a plus d’un tour dans son sac. La prof Hannah Schneider est retrouvée morte. Pendue. Chez elle ? Mais non… En pleine forêt, lors d’une randonnée dans laquelle elle a entraîné son petit groupe de groupies. A partir de la mort d’Hannah – meurtre ? suicide ? – le roman de campus devient thriller et roman politique, explore les théories du complot, retourne les liens familiaux. Bleue, forte de ses capacités intellectuelles et de son bagage culturel, accepte de sombrer pour mieux rebondir. La Physique des catastrophes est aussi une métaphore diablement convaincante sur le passage de l’adolescence à l’âge adulte.

On peut lire La Physique des catastrophes comme un traité d’entomologie humaine très réussi. Bleue se prénomme ainsi à cause du nom d’un papillon. Les maîtresses successives de son père Gareth sont invariablement affublées du surnom de « sauterelle ». Dans une scène particulièrement révélatrice, une araignée essaie de tisser une toile immense entre deux montants de bois d’une véranda, échoue, recommence. Sans abandonner, elle se remet à l’ouvrage. Marisha Pessl passe à la loupe, au microscope, la société américaine contemporaine. Et quand les bestioles à métamorphose, ou volantes, ou tisserandes, n’y suffisent plus, elle se tourne vers le poisson rouge dans son bocal, celui qui n’a pas de mémoire et redécouvre le monde toutes les deux secondes. Le discours de remise des diplômes que Bleue prononce à la fin de l’année scolaire, tout en antiphrases, est un formidable pied de nez à l’ordre établi :

« Un poisson rouge s’adapte, non en plusieurs centaines de milliers d’années comme la plupart des espèces, qui doivent franchir le ruban rouge de la sélection naturelle, mais en quelques mois, voire quelques semaines. Vous le mettez dans un petit bocal ? Il reste petit. Un grand ? Il grandit. Il peut vivre à l’intérieur comme à l’extérieur. En aquarium comme en bocal. Dans l’eau trouble ou l’eau claire. En groupe ou tout seul ».

Bleue attend un sursaut du public – professeurs, élèves et parents assistant à la cérémonie –, mais la pluie tombe à torrents, et personne ne réagit. Les cheveux des femmes ressemblent à des algues. Bleue conclut en faisant référence à l’âge d’or – celui de l’enfance, à jamais révolu – tout en taisant l’affreuse vérité : « comme tout le monde, le poisson rouge a une vie difficile. Il meurt si la température change trop vite, et il doit se cacher sous les pierres dès qu’il aperçoit l’ombre d’un héron ».

La Physique des catastrophes est le premier roman d’un jeune écrivain. Un roman impressionnant de puissance narrative et de vérité symbolique. Intérieur nuit, son second ouvrage, paraît chez Gallimard pour la rentrée littéraire 2015.