Cookie Allez, Dominique, éd. Buchet-Chastel, janvier 2015, 270 pages.
Cookie Allez a eu une
vraie, bonne et belle idée de roman. Une idée dans l’air du temps, qui touche à
ce que nous sommes, à la façon que nous avons d’élever des enfants et de les
éduquer, aux représentations que nous nous faisons, que nous subissons et que
nous imposons… En un mot, ou plutôt une expression : la théorie du genre.
Un enfant naît, que l’on
appelle Dominique. Les parents ont hésité : Claude ? ou bien
Camille ? Hyacinthe, Anne, Marie ou Stéphane auraient pu convenir, aussi.
Plus difficilement, cependant. Alors va pour Dominique. Un prénom épicène
courant, c’est-à-dire non marqué par le genre : autant féminin que
masculin. Mais il ne s’agit pas seulement de ne pas « marquer »
l’enfant par son prénom, il s’agit également de ne pas lui révéler son sexe. Et
non seulement à lui, mais également à son entourage. Que rien ne vienne
influencer le développement psychique, social ou autre de ce petit être !
Drôle d’idée, drôles de
parents, drôle de famille. Nous sommes à Paris, dans le quartier Picpus. Dans
l’appartement règne en maître(sse) l’arrière-grand-mère de 63 ans, que l’on
appelle Knitty parce qu’elle est anglaise et qu’elle tricote beaucoup. Knitty a
eu une fille, Lily, qui elle-même a eu une fille, France, dont elle a laissé
l’éducation à Knitty pour aller s’installer avec une compagne. France a donc
été élevée par sa grand-mère, est devenue professeur d’anglais, et a rencontré
Gabriel. Ils se marient, et ils ont un enfant : Dominique.
Ce Gabriel, tout de même,
est un drôle d’oiseau. C’est de lui que vient l’idée d’élever Dominique dans
l’ignorance de son sexe, et de le cacher aux autres le plus longtemps possible.
Gabriel est un mathématicien, un chercheur pur et dur, et un idéologue qui ne
dit pas son nom. Son truc, c’est la foi dans le transhumanisme, sans que jamais
le mot ne soit prononcé ou écrit. France adopte le point de vue de son époux,
elle a d’ailleurs peu de point de vue sur quoi que ce soit, et vogue la
galère ! Dominique grandit, commence à marcher, puis à parler. Knitty, au
bout d’un certain temps, est tout de même mise dans la confidence du sexe de l’enfant.
Mais le bébé, puis le bébé devenu bambin ne sait pas s’il est une fille ou un
garçon, ne connaît même pas la différence entre une fille et un garçon. On
l’habille de layette blanche, puis de pantalons et de tee-shirts neutres, on le
coiffe comme on coifferait Pierre ou Paule, on lui offre autant de poupées que
de camions de pompiers.
Ça pourrait être
terrifiant, et, finalement, ça l’est. Cet enfant, au nom de l’expérience qu’on
lui fait vivre, est bouclé chez lui : pas d’école, pas de copains-copines,
des bagarres au parc lorsqu’un camarade le traite de « pédé » sans
qu’il y comprenne rien. Le roman est terrifiant, et amusant pour le lecteur. Lui
non plus ne sait rien du sexe de Dominique, ne sait rien jusqu’à la toute fin,
terrifiante elle aussi, et comme inéluctable. Car Dominique est une vraie
peste, un vrai petit tyran domestique qui s’affirme par les cris et la colère.
Gabriel et France ont fabriqué un petit monstre. On est tenté de dire : bien
fait pour eux. Mais ce pauvre enfant, tout de même…
C’est comme si tout se
passait dans la langue, au fond. L’arrière-grand-mère anglaise parle comme Jane
Birkin et mélange en français le masculin et le féminin. Elle dit, par exemple,
« mon joli tourterelle », ou encore « son propre vie ». Et
là où le français admet le neutre, elle embrouille tout : « c’est
quoi le vrai sexe de cette bébé ? ». Le père, Gabriel, parle comme un
technocrate. Il est incapable d’exprimer un sentiment, un ressenti. Il dit, par
exemple : « L’être humain en tant que propriétaire de son corps,
acteur de sa vie et agent de transmission des fondamentaux d’un égalitarisme
multidirectionnel (absolument indispensable dans notre société moderne), a le
droit de choisir son propre mode d’être au monde ». La naissance de
Dominique oblige chacun à tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de
parler. Pas question de se trahir ! Pas question de dévoiler, par le
vocabulaire, par un adjectif mal ou bien accordé, son sexe à l’enfant !
Pas question de demander « tu es content ? » ou de s’exclamer
« comme tu es belle ! ». Résumons-nous : l’enfant est
bouclé chez lui, il ne va pas à l’école, ne regarde pas la télévision, ne
fréquente personne de son âge, ses parents et sa granny y réfléchissent à deux
fois avant de s’adresser à lui… La belle vie, quoi…
Knitty, Lily et France ont
toutes des façons différentes, et délétères, d’être mère. Il paraît que toute
éducation est ratée, quoi que l’on fasse, de toute manière… C’est pourtant de
la bouche de Lily, la mère qui a plus ou moins abandonné son enfant, que sort
la vérité maternelle lorsqu’elle s’adresse à sa fille France : « Ce
bébé ne t’appartient pas et tu n’as pas le droit de jouer avec ce qu’il
est ».
Cookie Allez choisit le
meilleur angle pour désamorcer le dogmatisme : l’humour. Mais le débat sur
les Gender Studies reste ouvert.
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Complément
A lire sur Encres Vagabondes : entretien avec Cookie Allez, mené par Brigitte Aubonnet