Pascal Mercier,
Le Silence de Perlmann, (Perlmanns Schweigen, 1995), traduit de
l’allemand par Nicole Barry et Gaëlle Guicheney, éditions Libella/Maren Sell, 5
septembre 2013, 784 pages, 26 euros.
Philipp
Perlmann est un professeur allemand reconnu et respecté par le monde
universitaire international. Sa spécialité est la linguistique. Avec quelques
collègues de différentes nationalités, il passe quelques semaines en Italie,
près de Portofino, afin de préparer un colloque. Tous ont devant eux un temps
de recherche et de réunions. À tour de rôle, ils exposent leurs réflexions et
conclusions. Philipp Perlmann, en deuil de son épouse, semble un peu perdu. Il
n’a pas réellement réfléchi à l’axe de la communication qu’il présentera, et
organise la planning des sessions en s’arrangeant pour intervenir le plus tard
possible.
Ce gros roman est entièrement centré sur les errances de
Perlmann. Ces errances sont psychologiques, géographiques et linguistiques.
Perlmann sombre peu à peu dans un état mental qui côtoie la dépression profonde
et la paranoïa. Plutôt que de s’atteler à la contribution qu’il doit présenter
devant ses collègues – mais il n’a pas la moindre idée du thème qu’il voudrait
aborder, il se sent fini, n’ayant plus rien à dire ni à apporter à la recherche
– il entreprend de traduire un article d’un collègue russe, qui n’a pu venir en
Italie car on lui a refusé son visa. L’article de ce collègue russe, qui se
nomme Leskov, est une réflexion sur la langue, le vécu et le récit du vécu, la
part fictionnelle du souvenir verbalisé. Perlmann est fasciné par ce
raisonnement, il lui semble qu’il aurait pu écrire cela, qu’il a déjà développé
un tel raisonnement, sans le formaliser. Et Perlmann, qui comprend à peu près
le russe – mais à peu près seulement – ne fait plus rien, dans un premier
temps, que traduire cet article. Il achète différents dictionnaires bilingues,
monolingues. Il hésite dans le choix de la langue de sa rédaction, traduit en
anglais, puis en italien… Le récit du souvenir l’obsède. Perlmann,
parallèlement à la traduction de l’article de Leskov, se plonge dans un gros
ouvrage du type Chronique du XXe siècle,
qu’il a acheté dans une petite papèterie et qu’il ne lit que dans une trattoria
du village. À l’aide de ce gros livre de vulgarisation, à l’iconographie
tapageuse, il remonte le cours de son propre temps. Les souvenirs sont, dans la
première partie du roman, l’axe central de la narration. L’article de Leskov,
les événements marquants de la marche du monde et le parcours personnel de
Perlmann se mêlent et s’entrecroisent, dans une réflexion spiralée qui donne le
vertige. Perlmann se sent bien, dans la trattoria. Il s’y réfugie, est adopté
par les restaurateurs, il aide la jeune fille de la maison à réviser ses devoirs.
Il a déjà perdu pied, mais il ne le sait pas encore tout à fait. Le lecteur,
lui, suit, fasciné, ces errances.
Dans le deuxième versant du roman, l’enchaînement des
événements devient implacable. Puisque Perlmann a perdu un temps précieux à
traduire l’article russe, il n’a pas rédigé sa contribution au colloque.
Pourquoi ne proposerait-il pas sa traduction comme une recherche
personnelle ? Le mot de « plagiat » est pensé, prononcé, refusé.
Mais le temps presse. Et voilà que Leskov, l’auteur de l’article russe, annonce
son arrivée, il a obtenu son visa de sortie. Que va faire Perlmann ?
Il va… cogiter, ourdir un plan, y renoncer puis y revenir,
l’amplifier puis le simplifier. Il va… envisager le problème selon tous les
angles, selon les réactions probables de tous les membres du colloque et du
Russe que l’on n’attendait pas. Il va… prendre des trains, des avions, des
bateaux ; tenir son rôle de responsable du colloque et s’engueuler avec
des serveurs de restaurant. Il va… partir à la recherche d’une enveloppe
imperméable, et cette enveloppe devient l’objet magique de sa quête, quête dont
il n’a plus aucune idée, au fond. La folie n’est pas loin.
Le Silence de Perlmann
est un roman apparemment linéaire qui pourtant suit les circonvolutions de
la pensée obsessionnelle d’un linguiste en perdition. Le lecteur est happé par
des péripéties minimes, où le comique de situation le dispute à l’empathie avec
le personnage. Philipp Perlmann apparaît parfois comme un pantin dérisoire,
suivant sa propre pente de folie latente ; parfois comme l’archétype réjouissant
d’une université qui tournerait à vide, qui ne survivrait que par les joutes
rhétoriques entre gens de belle inimitié. Chaque membre du colloque est
parfaitement caractérisé par le sujet de ses recherches et son attitude en
dehors des réunions de travail. Parmi eux se détache indéniablement Vassili
Leskov, le Russe, plus modeste, plus humain, dont le parcours sensible et
chaotique ne laissera aucun lecteur indifférent. Dans Le Silence de Perlmann, on est plongé aussi, incidemment, dans un
roman de Gorki - Jizn’ Klima Samguina
– et dans Les Palmiers sauvages
de Faulkner ; dans les interprétations de Bach, Chopin et Liszt ; dans la
photographie en noir et blanc ou en couleurs.
Pascal Mercier, de son vrai nom Peter Bieri, a occupé la
chaire de philosophie des langues à l’université de Berlin. Il a publié
plusieurs romans, dont la plupart ont été traduits en français.
*
Extrait
« Au fond, c’était
tout simplement son désir de traduire, son vieux penchant pour les langues avec
lesquelles il aimait jongler, passant d’un univers à l’autre, son rêve de
devenir interprète, donc, qui n’avait cessé de l’inciter à s’emparer du texte
de Leskov. C’était comme ça, ce n’était pas si grave, il pouvait l’assumer.
Aucune intention malhonnête ne l’avait manœuvré, ni consciemment ni
inconsciemment, comme une lame de fond. Il en était parfaitement sûr, c’était
ça, il n’avait pas besoin de s’en convaincre. Et le reste – le reste avait
justement été de la légitime défense. Il avait brandi devant lui le texte de
Leskov, tel un bouclier contre les regards insistants, contres les
sempiternelles attentes qui se renouvelaient à un rythme monotone, comme si les
êtres humains se développaient de façon linéaire et sans faille – comme si
réussir sa vie consistait à exécuter un choix professionnel arrêté bien trop
tôt, méritant du reste à peine d’être qualifié ainsi, dans une identification
sans répit, et donc une totale absence de distance, décennie après
décennie ».