Le Linguiste était presque parfait (Double Negative) de David
Carkeet, traduit de l’anglais (USA) par Nicolas Richard, éditions Monsieur Toussaint-Louverture,
mai 2013, 288 pages, 19 euros.
Confessions d’un jeune romancier (Confessions of a young
novelist) d’Umberto Eco, traduit de l’anglais par François Grosso, éditions Grasset, février 2013, 240 pages, 17
euros.
La
lectrice est linguiste – c’est un secret de Polichinelle. Mais elle n’est pas
linguisticienne. À l’université, nous faisions la différence. La linguistique
m’a toujours semblé un ésotérisme. La lecture de l’excellent roman Le Linguiste était presque parfait, de
David Carkeet n’a rien changé à mes préventions, mais les a fait basculer du
côté de l’humour et de l’absurde.
Il
s’appelle Cook, le linguiste. Il est chercheur en linguistique, donc. Il croit
qu’on le traite de « trou du cul » (nous reviendrons sur la
traduction). Il travaille dans une espèce de bunker amélioré, une rotonde sise
au sixième étage d’un bâtiment improbable. Les bureaux de ses collègues
s’étoilent autour d’une crèche – oui, oui, une crèche – où marmottent des
marmots, où babillent des bambins. L’équipe linguisticienne s’ingénie à décrypter
les babils et babillages, c’est là leur sujet de Recherche. Et voilà qu’un des
membres de l’équipe est retrouvé assassiné, et scalpé. Le salut – la solution –
viendra du gazouillis d’un enfant. Le
Linguiste était presque parfait est-il un roman policier ? On se prend
à douter. Caché dans un recoin de la quatrième de couverture, un encadré
suggère que ce roman est « du David Lodge avec des cadavres ». David
Lodge, j’ai lu ça, oui, mais ces romans-là rappellent trop le quotidien
universitaire pour qu’une universitaire y trouve son content. Chez Carkeet, le
plaisir est ailleurs, ailleurs que dans l’arrière-fond policier ou la critique
du milieu des chercheurs. Il y a dans ce roman, via l’intrigue pseudo-policière
et l’apparente inanité linguisticienne, la mise en évidence d’un monde absurde
et assumé, d’une société autistiquement repliée sur elle-même, passablement
hautaine, parfaitement exécrable et séduisante. Tous ces chercheurs en
linguistique se haïssent, ou s’apprécient, sans que les relations soient
bijectives ou réciproques. L’anti-héros Cook et le flic Leaf incarnent des
entités opposées – Cook, si peu sûr de lui ; Leaf, si fier de lui –
sympathiques et attendrissantes, la sympathie et la tendresse naissant de leurs
défauts, et non de leurs qualités – éventuelles. C’est beaucoup plus rigolo que
David Lodge.
Mais ce qui séduit le plus, dans ce roman, ce sont les
allusions à la linguistique. Le titre français du roman n’est pas usurpé.
Par-delà le clin d’œil à Hitchcock, il donne la clé de l’énigme. Et il souligne
le vertige de la Recherche, quelle qu’elle soit, appliquée ou fondamentale.
Lorsqu’il est question de fermer l’unité de Recherche, ou tout au moins d’en
réduire les membres, on lit :
« Ils ont décidé de dépenser leur argent dans
la recherche de sources d’énergie alternatives ou une bêtise de ce genre […]
- Vraiment ? […] Diantre. On ne sait même pas
comment les gamins apprennent les verbes irréguliers ».
Ce genre de répliques est
la marque du bon roman. Incisive, lapidaire, désopilante. Les enfants du roman,
sonores mais non lexicalisés – et l’un d’eux en particulier, le petit Wally qui
désignera l’assassin sans avoir à verbaliser sa dénonciation – viennent en
contrepoint des adultes spécialistes, diserts, et à demi-aveugles. On se
réjouira également des tortures physiques – légères – que les gamins
s’infligent, qui répondent aux tortures psychologiques – sévères – des adultes
entre eux. La victime scalpée avait inventé le concept de
« contre-ami », concept qui mérite amplement le détour. Et qui est le
nœud savoureux de l’énigme.
Un
dernier mot sur la traduction – on est linguiste, on ne se refait pas. Il y a
quelque chose de gênant à lire « trou du cul » en français,
expression sous laquelle on reconnaît le « asshole » anglo-saxon.
Qui, en français, utilise encore l’expression « trou du cul » ?
On pencherait plutôt pour « enfoiré », ou sa déclinaison plus imagée.
Dans l’épilogue, l’allusion à un cuisinier renvoie au patronyme du linguiste,
Cook. Comment traduire cela ? Le traducteur s’en sort en tournant autour
de la traduction, en passant par « coq ». Ce n’est pas vraiment
satisfaisant, mais c’est la seule manière de s’en sortir, semble-t-il. Ainsi,
ce linguiste presque parfait pose-t-il de parfaites questions linguistiques, et
pas seulement linguisticiennes…
Venons-en
à Umberto Eco. Passons de la linguistique à la sémiotique… Umberto Eco, on le
connaît, c’est une sorte d’ogre bienveillant, terrifiant d’érudition, star à
peu près incontestée des best-sellers depuis Le Nom de la rose. Il a ses côtés pénibles – qui parfois nous
renvoient à notre misérable condition de vers de terre, pas même luisant, quand
il parle – et ses côtés solaires – qui toujours nous font nous sentir
intelligents lorsqu’il décrit sur le ton de l’évidence des vérités sémiotiques
qui nous étaient cachées depuis la fondation du monde, ou à peu près, et que
tout à coup nous comprenons. Dans ce recueil de conférences données à Harvard,
le ton est allègre, humoristique, faussement modeste. C’est ainsi qu’on l’aime,
Eco. Avec l’œil qui frise. Le « jeune romancier » du titre, c’est
lui-même.
Attardons-nous sur le troisième chapitre de ces Confessions d’un jeune romancier,
intitulé « Quelques remarques sur les personnages de fiction ». Dans
cette partie, il est question de la vérité émotionnelle de la fiction, et du
caractère fini du personnage. Ce que tout lecteur a ressenti et continue de
ressentir, Eco l’énonce avec une intime clarté : « Je connais Leopold
Bloom mieux que je ne connais mon propre père ». Cette assertion, qui
sonne comme un aveu, ne marque ni la défaite de la connaissance personnelle ni
le triomphe de la connaissance fictionnelle. C’est que le monde romanesque,
ample, apparemment plus complexe que le monde réel, est un monde fini, et figé
par le texte : « L’affirmation ‘Anna Karénine s’est suicidée en se
jetant devant un train’ ne peut être mise en doute ». Mon professeur de
Lettres, en classe de rhétorique, pouvait décrire mèche à mèche les coiffures
d’Emma Bovary, il ne lui venait pas à l’esprit de lui en inventer d’autres.
Nous en riions, mais pas plus que cela. Nous en riions avec respect.
Dans ce
chapitre, mais également dans les trois autres, Eco ne change pas la vision que
nous avons du monde romanesque et fictionnel.
Il met cette vision à plat, sur le mode érudit et humoristique. Et comme
il s’agit aussi de parler du « jeune romancier » qu’il considère
être, il revient sur les mondes romanesques qu’il a créés, parfois en longues
citations, notamment dans la dernière partie intitulée « Mes
listes », qui pourrait paraître fastidieuse, mais qui se révèle délectable
à la lecture. Ces listes vivent d’un rythme interne obsédant, hallucinatoire.
Je suis allée relire Le Pendule de
Foucault, et y ai trouvé des palanquées de listes, et des listes de listes,
que j’avais oubliées, sur lesquelles je ne m’étais pas arrêtée lors de ma
première lecture – à trente-trois ans d’ici, certes. Je les ai avalées avec
gourmandise, en « jeune lectrice » relisant un « jeune
romancier ».