mercredi 23 juillet 2014

Une femme simple de Cédric Morgan


Cédric Morgan, Une femme simple, Grasset, mars 2014, 172 pages.

On ne connaît de Jeanne Le Mithouard que deux dates (1778 – 1842). On sait qu’elle était bâtie comme une athlète, et que son métier consistait à transporter marchandises, animaux et passagers dans le golfe du Morbihan : elle était batelière. À partir de ces maigres éléments biographiques, Cédric Morgan invente la vie de la géante du golfe.

Le sort des Bretonnes du peuple, au début du XIXe siècle, est à peu près immuable : elles sont illettrées, vouées aux travaux de ferme, servantes dans le meilleur des cas, mariées tôt, catholiques ferventes. Jeanne la géante apparaît, dans cette uniformité de destin, exceptionnelle. Elle sait lire, se loue pour des travaux des champs réservés aux hommes, laisse son esprit divaguer pendant la messe. À 26 ans elle est encore célibataire, car elle effraie par son gabarit effarant. Louis, le marin, est au contraire séduit. Ils se marient, et ont deux filles.

Union parfaite. Mariage heureux. Jeanne mesure sa chance à l’aune des déconvenues des femmes de son âge, lorsqu’elles bavardent au lavoir. Louis est un pêcheur d’Islande, embarqué sept mois sur douze. Jeanne, parce qu’elle en a la carrure, et sans doute aussi pour naviguer, comme son homme, a l’idée de créer un service de transport maritime sur « la petite mer ». Cédric Morgan brosse le portrait d’une femme forte, physiquement et mentalement, d’une femme moderne pour son temps, qui n’est pas dans la révolte mais dans la construction d’un destin individuel. Habillée en homme, exerçant un métier d’homme, sauvant des hommes du naufrage, Jeanne avance vaillamment, jamais lasse, toujours en mouvement. C’est une force de la nature, mais aussi une force en marche, un esprit ouvert, décidé.

Une femme simple est un pur récit. Pas une ligne de dialogue dans le texte. Un pur récit d’imagination sur un point de départ historique et sociologique. La force de ce très beau roman tient à la sensualité qui se dégage de chaque page. Les paysages bretons – la lande comme la mer – sont décrits au plus près des odeurs, des saveurs et des sensations : le renouveau du printemps, les épines qui s’accrochent aux jupons, les jambes qui s’enfoncent dans la vase, voluptueusement. La rudesse des temps et la précarité des conditions de vie ne sont jamais évoquées de façon misérabiliste. Adoptant le point de vue optimiste et généreux de son héroïne, Morgan sait transformer une simple chaumière au sol de terre battue en foyer chaleureux. Parmi les quelques meubles de la maison, le lit clos tient une place de choix : il est le théâtre de l’amour tendre et confiant, évident, entre Jeanne et Louis. Le théâtre, aussi, d’un ébahissement saphique d’un jour, inattendu et joyeux. Jamais la féminité de Jeanne n’est remise en question. C’est en femme de tête et de cœur qu’elle agit, avec intelligence et sensibilité.

Cédric Morgan nous offre un très joli roman et une très belle histoire. Il précise dans un postscriptum que « tout ici est imaginaire : les comportements, les pensées, les actes attribués à Jeanne. Seuls les lieux ont une réalité ». Les lieux sont rendus avec réalité, c’est vrai, dans une langue tenue et imagée, qui dévoile l’amour d’un Breton pour sa terre – et sa mer. Et l’élaboration du personnage de Jeanne témoigne d’une compréhension fine du féminin hors-norme, qui puise dans l’imaginaire une brillante véracité.

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Extrait :
« Sa taille et sa force faisaient d’elle aux yeux des autres une étrangère. D’une autre race. Pour [Louis] elle était une lourde voile et qui pourtant frémit au moindre souffle de brise. Il la trouvait belle, succulente, avec cette bouche large dont les lèvres rosies s’ourlaient d’un sable doré. Il lui avait volé un baiser […] ; elle ne s’était pas fâchée. Il avait trouvé sur sa bouche comme de fins cristaux, de cette écume abandonnée par les vaguelettes sur le bord des paluds. La fleur de sel ». (p.36)