Cédric Morgan, Une femme simple, Grasset, mars 2014, 172 pages.
On ne connaît de Jeanne Le
Mithouard que deux dates (1778 – 1842). On sait qu’elle était bâtie comme une
athlète, et que son métier consistait à transporter marchandises, animaux et
passagers dans le golfe du Morbihan : elle était batelière. À partir de
ces maigres éléments biographiques, Cédric Morgan invente la vie de la géante
du golfe.
Le sort des Bretonnes du
peuple, au début du XIXe siècle, est à peu près immuable : elles sont
illettrées, vouées aux travaux de ferme, servantes dans le meilleur des cas,
mariées tôt, catholiques ferventes. Jeanne la géante apparaît, dans cette
uniformité de destin, exceptionnelle. Elle sait lire, se loue pour des travaux
des champs réservés aux hommes, laisse son esprit divaguer pendant la messe. À
26 ans elle est encore célibataire, car elle effraie par son gabarit effarant.
Louis, le marin, est au contraire séduit. Ils se marient, et ont deux filles.
Union parfaite. Mariage
heureux. Jeanne mesure sa chance à l’aune des déconvenues des femmes de son
âge, lorsqu’elles bavardent au lavoir. Louis est un pêcheur d’Islande, embarqué
sept mois sur douze. Jeanne, parce qu’elle en a la carrure, et sans doute aussi
pour naviguer, comme son homme, a l’idée de créer un service de transport
maritime sur « la petite mer ». Cédric Morgan brosse le portrait
d’une femme forte, physiquement et mentalement, d’une femme moderne pour son
temps, qui n’est pas dans la révolte mais dans la construction d’un destin
individuel. Habillée en homme, exerçant un métier d’homme, sauvant des hommes
du naufrage, Jeanne avance vaillamment, jamais lasse, toujours en mouvement.
C’est une force de la nature, mais aussi une force en marche, un esprit ouvert,
décidé.
Une femme simple est un
pur récit. Pas une ligne de dialogue dans le texte. Un pur récit d’imagination
sur un point de départ historique et sociologique. La force de ce très beau
roman tient à la sensualité qui se dégage de chaque page. Les paysages bretons
– la lande comme la mer – sont décrits au plus près des odeurs, des saveurs et
des sensations : le renouveau du printemps, les épines qui s’accrochent
aux jupons, les jambes qui s’enfoncent dans la vase, voluptueusement. La
rudesse des temps et la précarité des conditions de vie ne sont jamais évoquées
de façon misérabiliste. Adoptant le point de vue optimiste et généreux de son
héroïne, Morgan sait transformer une simple chaumière au sol de terre battue en
foyer chaleureux. Parmi les quelques meubles de la maison, le lit clos tient
une place de choix : il est le théâtre de l’amour tendre et confiant,
évident, entre Jeanne et Louis. Le théâtre, aussi, d’un ébahissement saphique d’un
jour, inattendu et joyeux. Jamais la féminité de Jeanne n’est remise en
question. C’est en femme de tête et de cœur qu’elle agit, avec intelligence et
sensibilité.
Cédric Morgan nous offre un
très joli roman et une très belle histoire. Il précise dans un postscriptum que
« tout ici est imaginaire : les comportements, les pensées, les actes
attribués à Jeanne. Seuls les lieux ont une réalité ». Les lieux sont
rendus avec réalité, c’est vrai, dans une langue tenue et imagée, qui dévoile
l’amour d’un Breton pour sa terre – et sa mer. Et l’élaboration du personnage
de Jeanne témoigne d’une compréhension fine du féminin hors-norme, qui puise
dans l’imaginaire une brillante véracité.
*
Extrait :
« Sa taille et sa
force faisaient d’elle aux yeux des autres une étrangère. D’une autre race.
Pour [Louis] elle était une lourde voile et qui pourtant frémit au moindre
souffle de brise. Il la trouvait belle, succulente, avec cette bouche large
dont les lèvres rosies s’ourlaient d’un sable doré. Il lui avait volé un baiser
[…] ; elle ne s’était pas fâchée. Il avait trouvé sur sa bouche comme de
fins cristaux, de cette écume abandonnée par les vaguelettes sur le bord des
paluds. La fleur de sel ». (p.36)