Emmanuel Ruben, La
Ligne des glaces, éd.
Rivages, mai 2014, 320 pages.
Samuel Vidouble, jeune
géographe, parcourt le monde « à rebours de [ses]
contemporains ». Les étudiants et jeunes actifs partent en général à la
découverte d’un Ouest qui n’a plus rien de nouveau, ni même, peut-être, de
grand ; ou s’embarquent pour l’Australie, cette nouvelle terre de promesses,
nous dit-on. Samuel a parcouru le globe en sens contraire, USA puis Canada,
Italie puis Turquie. Court retour en France : il décroche un poste dans
une ambassade du Nord de l’Europe, quelque part sur les bords de la Baltique.
Le pays n’est jamais nommé, on pense à l’un des pays baltes, peut-être
l’Estonie. Un de ces territoires ballotés par l’Histoire, courbant l’échine sous
un joug, puis l’autre, enjeux de guerres idéologiques et territoriales.
On confie à Samuel une
mission de cartographe : délimiter la frontière maritime du pays. À
l’heure de l’Union européenne et à l’ère des accords de Schengen, la frontière
que tracera Samuel déterminera les limites de l’Europe. Enfin, d’une Europe.
Car l’économie et la politique tracent des contours qui n’épousent pas vraiment
les fondements géographiques ou mentaux. Le petit pays balte est à la fois le
cœur exact du continent, et la limite des confins de l’Union. Emmanuel Ruben
embarque le lecteur dans un voyage statique ET mouvementé. Les étapes de son
personnage Samuel sont celles d’un périple de réflexion.
Samuel Vidouble raconte, à
la première personne, les dificultés liées à sa mission. Il lui est difficile,
puis impossible, de trouver des documents fiables pour tracer la frontière. Il
va de déconvenues en découragement, puis se laisse porter par un temps presque
immobile. Le petit pays au bord de la Baltique semble vivre dans un hiver
perpétuel. Le gel, la neige, le brouillard et la nuit tôt venue… la géographie
est empêtrée dans la météorologie… la vie semble figée et le seul salut se
trouve dans la soulographie, les parties de jeu d’échec et les yeux des jeunes
filles. Délaissant peu à peu sa mission impossible, Samuel se lie d’amitié avec
le Suisse Lothar qui honnit sa « suissitude » et les jolies
autochtones Néva, puis Dvina.
Le roman est construit
selon une « ligne » de dessillement basée sur deux paramètres :
la candeur du narrateur Samuel et le cours des saisons. Le gel hivernal, le
dégel printanier, puis un été balnéaire vont de pair avec la découverte de la
topographie du pays, de son histoire, puis de son cœur légendaire. C’est
l’Histoire, tout à coup, qui rejoint puis absorbe la géographie. C’est le fond
des confins qui prend l’ascendant sur la forme du pays et du continent. Ce sont
les massacres et les souvenirs de ces massacres, le souvenir et la résurgence
des atrocités, qui mêlent dans un même mouvement presque statique la
géopolitique et l’Histoire passée et présente – à venir ? Dans ce pays des
confins, sur cette frontière européenne avant tout mentale, tous les habitants
ne sont pas citoyens. Les synagogues ont été brûlées ou détruites, et soudain
on érige une stèle de commémoration des massacres. Dans le texte, on ne
prononce jamais entièrement le nom de « Hitl… », on voit (res)surgir
les svastikas, sur des drapeaux de manifestations ou dans des décors de
fer-forgé bien antérieurs aux années 30-40. Quelques rescapés du XXe siècle
génocidaire ont « le poignet zébré de lignes bleues ». Ces lignes
bleues évoquent les – et renvoient aux – pointillés rouges de la démarcation
frontalière sur les cartes. L’époque du « Dégel » met Samuel dans la
situation du géographe se prenant de plein fouet les échos du vent de
l’Histoire. Et puis c’est l’« Été », des jeunes filles habillées de
façon folklorique s’en vont à une rave
au bord de la mer, toutes les légendes ressurgissent, parmi lesquelles celle de
la ville invisible de Kitège.
Emmanuel Ruben nous offre,
avec La Ligne des glaces, un roman
romanesque. Un roman où le romanesque ne réside pas dans l’accumulation des
péripéties brutales et des épisodes à rebondissements. Pas à pas, sans
soubresauts, ce sont les péripéties mentales de Samuel, ses interrogations sur
la frontière entre le réel et
l’imaginaire, le ressenti et la compréhension, le savoir historique et la
rencontre avec les victimes de l’Histoire, qui guident le lecteur vers une
réflexion sur l’actualité et la « construction » – qui est
européenne, mais pas seulement à l’aune d’un continent géopolitique. Comme
Camille de Toledo avec sa trilogie européenne, et singulièrement dans Oublier, trahir, puis disparaître(Seuil, janvier 2014), mais de manière différente, Emmanuel Ruben nous entraîne
sur des voies continentales et mentales autrement balisées. C’est une des
valeurs premières de la littérature que de nous bousculer dans notre
train-train de citoyen à peu près tranquille. Et en littérature, ici, nous y
sommes, sans conteste.