Gabi Gleichmann, L’Élixir de l’immortalité (Udødelighetens elixir), traduit du norvégien par Hélène Hervieu, Grasset,
février 2014, 544 pages.
Les mille et une nuits d’Europe
Ari, le
narrateur, est le dernier descendant des Spinoza. Comme il l’a promis à sa
mère, il va raconter l’histoire de sa famille, qui se confond avec l’Histoire
européenne. Remontant jusqu’à trente-sept générations, mais livrant les épisodes
selon une chronologie complexe (1), Ari tient sa promesse. C’est que le temps
presse. C’est qu’enfin il peut et veut s’exprimer, lui qui par deux fois a
perdu sa voix – par traumatisme dans sa jeunesse, par ablation du larynx
plus tard –, lui dont la vie est liée aux livres bien qu’il ne soit pas grand
lecteur. Les livres, il les transporte sur un chariot élévateur, dans un
entrepôt. Il en lit parfois, et parmi les titres qu’il cite on trouve Cent ans de solitude, qui résonne comme
en écho de sa propre entreprise, le récit foisonnant de la lignée des Spinoza.
Mais c’est plutôt du côté des Mille et
une nuits que penche son récit. Et puis il y a LE livre, celui que les
Spinoza se transmettent de génération en génération.
Gabi
Gleichmann raconte l’Histoire européenne dans le parcours séculaire d’une
famille juive. La figure centrale est le philosophe Baruch Spinoza, qui fut
frappé par un herem (un décret du
Conseil Juif, sorte d’excommunication) pour avoir émis des idées cartésiennes
incompatibles avec l’origine divine de la loi juive. La partie du roman
consacrée à Baruch Bento Spinoza,
intitulée « Le Philosophe » – et dans ce titre on retrouve le tableau
célèbre de Rembrandt – restitue pleinement l’ambiance des temps. On y croise
effectivement le « Meester », son singe, Saskia, ses difficultés
financières. On y voit Baruch/Bento lustrant les verres d’optique, exténué par
la toux provoquée par les poussières de verre mais poursuivant son œuvre de
penseur. À partir de cette figure réelle, Gleichmann imagine et construit, en
aval et en amont, une lignée représentative des Juifs européens. L’histoire
commence avec un autre Baruch : Baruch Halevi naît en 1129 dans le village
ibérique d’Espinosa, lors du passage d’une comète. Il est fils de rabbin,
reçoit en songe la visite de Moïse, devient médecin du roi Afonso Henriques de
Portugal. Dès lors, la lignée Espinosa/Espinoza/Spinoza est partie prenante de
l’Histoire du continent. De la Reconquista
ibérique à la Hongrie communiste, en passant par la Révolution française, la
Vienne de François-Joseph, et tous les événements fondateurs du continent, la
famille Spinoza traverse les siècles et les pays. À chaque génération, un
Spinoza sera acteur de l’avancée politique, économique et/ou sociale de
l’Europe. La lignée se déplace d’ouest en est, franchit parfois l’Atlantique en
parallèle, subit ou forge les temps historiques.
Le livre
fondateur de la lignée, rédigé au XIIe siècle par l’ancêtre médecin, donne la
recette de l’élixir de l’immortalité. Un seul membre de la lignée expérimentera
le breuvage et deviendra le Juif errant, ou plutôt une de ses figures – Salman
Spinoza n’est pas ce personnage légendaire connu sous le nom d’Ahasvérus. L’errance
de Salman, sa réapparition périodique, toujours bienveillante et prophétique,
est symbolique du parcours de la famille comme de la communauté : il faut,
souvent/toujours, repartir de zéro ; reconstruire et continuer de
transmettre ; être fidèle et s’émanciper ; s’affirmer et courber
l’échine. Parmi les Spinoza émergent des personnalités solaires : telle
mathématicienne inspiratrice d’Einstein et enseignant à l’Université, ou encore
tel ministre des finances, toutes empêchées d’exercer leurs talents mais le
faisant tout de même, reconnues mais vilipendées ; et d’autres plus
saturniennes, tourmentées, veules, ou duelles. Toutes les facettes des
personnalités humaines sont représentées chez les Spinoza. Gabi Gleichmann
construit sa lignée en balayant le spectre presque complet des tentations et
des droitures, des fidélités et des trahisons.
Que le
philosophe Spinoza soit la figure centrale et déterminante du roman est
révélateur : L’Élixir de
l’immortalité raconte aussi, de façon sous-jacente, l’élaboration d’une
réflexion et d’une fidélité qui va bien au-delà de la stricte religion (2). Le
destin des Juifs d’Europe, dans le roman, est une formidable épopée de
construction et d’émancipation. On sait ce que le XXe siècle a fait aux Juifs –
et pas seulement à eux. Hitler est présent dans le roman, sous le diminutif
presque anodin d’ « Adi ». On le rencontre, on le retrouve, dans une
brasserie, dans le saccage d’un appartement – il cherche la recette de
l’élixir, bien sûr… Il est lié, de façon détournée et terrifiante, au destin
des Spinoza. Quelques-uns d’entre eux mourront à Auschwitz, d’autres passeront
par Dachau. Mais jamais, dans le roman, on ne fait de la Shoah le motif central
du destin des Spinoza. C’est l’Histoire toute entière qui est envisagée :
on croise Torquemada, on assiste aux persécutions de la fin du XIVe siècle dans
le sud de l’Espagne – basculement antijudaïsme/antisémitisme : le jour où,
à Séville, on ne reproche plus aux Juifs d’avoir tué le Christ, mais où on leur
reproche d’être seulement et simplement juifs.
Gabi
Gleichmann élabore le récit des Spinoza selon des strates imbriquées qui
donnent à son texte une véritable profondeur romanesque. Ce que raconte le narrateur
Ari est le fruit hybride des non-dits grands-parentaux et des longues
conversations avec le grand-oncle Fernando qui lui-même rapporte souvent les
propos d’un certain Frombichler, accessoirement ami et cuisinier d’
« Adi » Hitler. Fernando, c’est un peu le Shéhérazade d’Ari et de son
frère Sasha. Les histoires qu’il raconte sont merveilleuses, terribles et
pleines de suspens. Les destins s’esquissent, s’imbriquent et se déploient. Les
personnages, au fil des siècles, sont tour à tour picaresques et héroïques, expressionnistes
et tragiques, réalistes ou fantastiques. On côtoie une aveugle acariâtre, des
hommes qui s’aiment, des femmes qui se mettent en ménage, un père veuf
inconsolable mais cédant aux charmes d’une servante déniaisant aussi les deux
fils de la maisonnée, des descendants adultérins surgissant comme par miracle, des
hétaïres introduites dans le grand monde… On croise le psychanalyste Ferenczi,
le banquier Rothschild, Louis Blériot et bien d’autres ; on assiste même
au naufrage du Titanic.
Gleichmann
donne aux Spinoza – du moins, à ceux qui sont voués à un destin exceptionnel – une
« marque » : un nez proéminant, gigantesque. On décèle dans ce
motif l’inversion de la caricature et de la raillerie. Faire d’une malédiction
un signe bénéfique, retourner le maudit délit de faciès en signe distinctif
d’une destinée remarquable. Au fil du texte, on suivra le cheminement occulte,
suggéré, des pièces sur un échiquier ; et l’on s’arrêtera sur la
symbolique du nombre 36 : les trente-six langues que Salman, le Juif
errant, dit avoir apprises durant son errance ; les trente-six histoires
sur lesquelles s’interroge le philosophe Spinoza (« Peut-être que la
vérité en tant que telle n’existait pas ? Peut-être que le monde
n’existait seulement qu’à travers trente-six histoires ? »
p.229) ; les trente-six situations dramatiques de base décrites par Polti
et que Gleichmann semble décliner dans les aventures de la lignée Spinoza. La
geste des Spinoza se décline en 37 générations, mais le chiffre est trompeur.
Ari, le narrateur, ne dit rien de la génération paternelle. Il parle de son
frère jumeau Sasha, et du traumatisme que sa mort a provoqué, mais il ne dit
rien de sa mère, ni de son père. Le récit fait un saut, qui ramène les
générations à trente-six, comme pour mieux coïncider avec la tradition judaïque :
les trente-six Justes cachés, rendant compte de l’humanité du monde.
Avec L’Élixir de l’immortalité, c’est bien
une part d’humanité qui nous est donnée, une part fondamentale et déterminante,
rendue de façon douloureuse et allègre à la fois. La littérature y trouve un
compte romanesquement historique, et le lecteur sera conquis par l’épopée singulière
d’une lignée (3). On l’aura compris, cet élixir d’immortalité que les Spinoza
se transmettent de génération en génération est la métaphore d’une mémoire à
l’œuvre. Potion magique – et romanesque – dont le narrateur Ari nous livre la
recette, mais dont il fait surtout le fil conducteur d’une Histoire, non
parallèle mais intrinsèque, sans revendication vindicative. Gabi Gleichmann
nous offre ici un grand roman.
Notes
(1)
« Il me faut rappeler que mon temps est compté et que, lorsque j’erre dans
le labyrinthe de mes souvenirs, je les note à mesure qu’ils surgissent, ce qui
me donne souvent le tournis. C’est pourquoi je n’ai pas pu ordonner davantage
mon récit. Mon plan est dicté par le hasard, je n’invente rien, je me contente
de retranscrire ce que j’ai entendu dire » (p.409) On peut lire cet
extrait selon l’angle du narrateur – condamné par la maladie – ou selon l’angle
plus circonstanciel – et angoissant – d’une certaine ambiance immédiatement
contemporaine et délétère : dire, tout de suite, même « en
vrac », ce qu’il en a été et ce qu’il en est des Juifs dans l’Histoire.
(2) Ces
changements de cap sont perçus, en-dehors de la communauté et selon les époques, parfois, comme des
bifurcations malsaines : « Ainsi, notre lignée, après tant de revers,
surfa un temps sur la vague du succès. Notre nom fut prononcé avec
considération par des personnes de haut rang dans toute l’Europe. Mais nous
avions changé de bord. Nous n’étions plus respectés comme des philosophes et
des écrivains mais, à travers Jakob et Nikolaus, comme des hauts prêtres du
temple de Mammon » expose Ari en parlant de l’accession d’un de ses
ancêtres au poste de ministre des finances en Europe de l’est au XIXe siècle
(p.463).
(3) On
regrettera dans la traduction française quelques erreurs incompréhensibles. On
signalera au lecteur, par exemple, que la ville espagnole de Pontevedra se
situe en Galice et non en Galicie. Erreur de traduction qui donne le vertige
lorsque l’action se déroule effectivement, des siècles plus tard, en Galicie –
région polonaise.
*
Article publié sur La Règle du Jeu le 19 mars 2014