Leopoldo Marechal, Adán Buenosayres,
traduit de l’espagnol (Argentine) par Patrice Toulat, Grasset/UNESCO, 1995 et
2014, 610 pages.
Leopoldo Marechal (1900-1970)
est un auteur peu connu en France. Il n’a pas, chez nous, l’aura d’un Borges,
d’un Cortázar, ni même d’un Sábato, sans doute parce que son engagement péroniste,
dans les années 50, lui a valu quelque méfiance. On peut lire son Adán Buenosayres avec un œil de
spécialiste, gloser sur le groupe littéraire des Martinfierristes, et chercher
à identifier Jorge Luis Borges dans le personnage de Pereda. Ce n’est pas ce
qui nous intéresse ici. Laissons-nous simplement porter par un texte d’une
ampleur rare. Et, le roman refermé, allons retrouver un de ses motifs les plus renversants
dans une bande dessinée de Julio Cortázar et Alberto Cedrón.
Adán Buenosayres, le
personnage central du roman, est un poète.
Dans son nom, on entend le premier homme et la capitale argentine. Nous
sommes dans les années 1920, l’Argentine est une terre d’immigration, la pampa
offre sa mythologie du gaucho – ce
cow-boy local –, Buenos Aires celle des quartiers mal famés hantés par les compadritos et les « filles »
sur fond de tango et de milonga, contrebalancée par une oligarchie cultivée
tournée vers l’Europe. L’Argentine est une terre riche de promesses, un
Eldorado à peupler et à inventer, un pays à définir. La ville de Buenos Aires
apparaît comme une synthèse de l’humanité et comme une ville singulière.
Marechal s’appuie sur le fonds antique – sirènes, Circé, cyclope, par exemple –
pour rendre compte de cette universalité et de cette singularité. Le roman est
structuré en sept « livres » qui forment trois parties inégales. Les
cinq premiers livres sont le récit donné par un certain L.M. des derniers jours
vécus par Adán Buenosayres – trois jours du temps pascal. Le livre sixième,
intitulé « Le Cahier aux Couvertures Bleues » est une sorte de
journal du poète. Le livre septième, qui court sur le dernier gros tiers du
roman, est une catabase inspirée de Dante, narrée à la première personne par
Adán. Le roman débute par les obsèques du poète, et se termine par
l’exploration des Enfers. Entre temps, le lecteur aura voyagé dans l’âme d’un
homme et d’un pays.
Car c’est bien l’âme qui
est au centre d’Adán Buenosayres. Le
poète est tout entier focalisé sur son salut. « Les banales anecdotes
n’abonderont point dans ce Cahier car, en l’écrivant, je ne me suis pas proposé
de retracer l’histoire d’un homme, mais celle d’une âme » (p.354). Il y a,
bien sûr, de la transcendance catholique dans l’air, mais cette transcendance
est sans cesse confrontée à l’immanence du désir. Pour contrer les
passions charnelles, pour s’élever au-dessus des contingences, le poète Adán s’en
remet aux codes de l’amour courtois et impossible : il se choisit une
« dame », en la personne de Solveig Amundsen, jeune fille
inaccessible de la bonne société. Il lui offre son amour – qu’elle
dédaigne ; pire : qu’elle ne comprend pas – et son tourment, mais dans
cette offrande-sacrifice il faut savoir lire au-delà du sentiment et de la
déception. Solveig Amundsen est un personnage symbolique, à la fois contraire
et allié, qui permet la rédemption. Représentante de la bonne société de Buenos
Aires, Solveig incarne à la fois la figure mariale salvatrice et l’oligarchie
argentine. Leopoldo Marechal joue sur deux tableaux : la construction
individuelle et humaine – celle d’Adán – et la construction mentale d’une
nation – l’Argentine. L’odyssée pascale d’Adán est un parcours dans l’âme
argentine : le lecteur est conduit dans les quartiers (les barrios) populaires ou mal famés, dans les
salons de la grande société où se tiennent des conversations élevées (les tertulias, où l’on parle philosophie,
littérature, musique), visite la pampa des gauchos,
découvre l’école où Adán enseigne. Au cœur de ce voyage : le salut
individuel et national. Et un but premier à atteindre : l’harmonie.
« Enfin, tu comprends la folie de ton ambition ! Ravie à son
aspiration métaphysique, ta poétique n’est, au fond, qu’un chaos musical :
et tu souffres de ce chaos » (p.305). Il est d’usage de comparer l’Adán Buenosayres de Marechal et l’Ulysse de Joyce : un temps
délimité, un parcours dans la ville et ses strates, une invention langagière. Adán
Buenosayres et Leopold Bloom sont deux voyageurs urbains. Disons qu’Adán a plus
l’âme d’un pèlerin…
Le livre septième,
sous-titré Voyage à l’obscure ville de
Cacodelphie, est une parodie de l’Enfer
de Dante où le rôle de Virgile est tenu par un astrologue. L’enfer de Marechal est
une spirale hélicoïdale où chaque spire accueille les pécheurs : les
luxurieux, les gourmands, les paresseux, etc. Le poète et son guide retrouvent
les personnages croisés dans les cinq premiers livres. « Cacodelphie et
Calidelphie, me dit-il, ne sont pas des villes mythologiques. Elles existent
réellement. […] Ces deux villes sont réunies en une seule. Ou, plus exactement,
elles constituent les deux aspects d’une même ville. Et cette Cité, visible
seulement aux yeux de l’intellect, est une contrepartie de la Buenos Aires
visible » (p.384).
La rédaction d’Adán Buenosayres a débuté à la fin des
années 1920, sans doute à Paris. Le roman paraît en Argentine en 1948 et passe
à peu près inaperçu. Seul Julio Cortázar est enthousiaste. Dans un article
publié en avril 1949, et que l’édition française propose en préface, Cortázar
affirme que « le héros touche le fond de l’angoisse occidentale » et
le compare au Roquentin de La Nausée.
Et de conclure « Tel que je le vois, ce livre est un grand moment dans
notre littérature aujourd’hui si troublée ». Par-delà des divergences
politiques rédhibitoires, Cortázar n’a jamais varié dans son admiration pour
Marechal.
Le roman de Leopoldo
Marechal est vertigineux par sa construction, son inventivité langagière, son
ampleur. Nul besoin d’être un spécialiste pointu de la littérature argentine
pour en goûter tout le sel, et toute l’audace. C’est un monde en marche qui
nous est décrit, et c’est une littérature en marche qui nous est donnée.
L’arbre argentin
[in La Racine
de l’ombú, éditions CMDE, novembre 2014, p.56]
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Revenons à la descente aux
Enfers : pour ouvrir le passage, l’astrologue trace un cercle magique au
pied d’un ombú, l’arbre emblématique de l’Argentine. « Je me souviens que,
m’étant aussitôt assis sur l’une des racines de l’ombú, je réfléchissais à ces
impressions intimes, ainsi qu’à la quiétude et au silence qui, à cette heure-là
et en ce lieu, exprimaient quelque chose de merveilleux » note Adán. Entre
1977 et 1978, Julio Cortázar travaille à un projet de bande dessinée à
partir de dessins et peintures de son ami Alberto Cedrón. L’album s’intitule La raíz del ombú et ne sera publié qu’en
2004 en Argentine. Les peintures de Cedrón, ordonnées par Cortázar, racontent
de façon hallucinée et violente cinquante ans de l’histoire argentine,
immigration, péronisme, dictature… Au cœur du récit, des enfants découvrent et
empruntent un passage secret au pied d’un immense ombú, et explorent l’enfer
(p. 54-56 de l’édition française). Cet arbre autour duquel se jouent deux des
épisodes essentiels d’Adán Buenosayres
et l’épisode central de La Racine de
l’ombú, est un arbre bien réel du quartier de Saavedra. À des années de
distance, il a inspiré des scènes infernales, métaphysiques et parodiques chez
Marechal, autobiographiques et hallucinées chez Cedrón. « La réalité et la
fiction fusionnaient soudain dans ce que seuls les imbéciles appelleraient
coïncidence » écrit Cortázar.
Article publié sur La Règle du Jeu le 1er avril 2014
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Article publié sur La Règle du Jeu le 1er avril 2014