Regards croisés
Un livre, deux lectures - en collaboration avec
Virginie Neufville
Romain Gary (Émile Ajar), L’Angoisse du roi Salomon,
Mercure de France, 1979 et Folio.
Le
complexe du Sauveur
« Voilà, c’est
toujours la même chose, avec la gueule que j’ai. Le malfrat. Le maquereau. Un
vrai voyou, celui-là. Je ne sais pas d’où me viennent ma tête et ma
dégaine ». Ainsi s’exprime Jean, dit Jeannot-Lapin, le chauffeur de taxi
que Salomon Rubinstein vient d’embaucher à plein temps à cause de sa gueule,
justement. Une gueule d’amour qui devrait faire chavirer Cora Lamenaire, pense
Salomon Esq., roi du pantalon,
quatre-vingt quatre ans et la vie devant lui. Cora est une chanteuse réaliste
vieillissante, qui a eu sa petite heure de gloire avant guerre, mais qui a
gâché sa vie en tombant amoureuse d’un gestapiste. L’épuration l’a épargnée,
mais sa carrière a été stoppée en plein vol.
La trame romanesque du
dernier roman publié par Romain Gary sous le nom d’Émile Ajar – dernier roman
publié en 1979, mais dont la rédaction a débuté en 1976, et s’est interrompue
au profit de Pseudo, roman halluciné
écrit dans l’urgence pour désamorcer les rumeurs courant au sujet de
Gary/Ajar/Pavlowitch – est tendue entre ces trois points d’ancrage que sont les
personnages de Jean, Salomon et Cora. Autour de cette trinité gravite le petit
peuple de S.O.S. Bénévoles, un
standard d’aide aux désespérés que le vieux Salomon a installé dans son appartement
du boulevard Haussmann.
Salomon et Cora se sont
aimés. Elle l’a quitté pour un sale type, il ne s’en est pas remis. Trente-cinq
ans après l’Occupation, il continue de remâcher sa rancœur tout en dispensant
ses bienfaits, dans l’ombre. Elle, la vieille chanteuse déchue, reste persuadée
que Salomon Rubinstein lui est redevable. Car enfin quoi, il est resté caché
dans une cave pendant quatre ans, et elle ne l’a pas dénoncé ! Alors
qu’elle aurait pu, hein, ne serait-ce que par amour pour son gestapiste… Eh
bien non, elle ne l’a pas fait. Elle lui a sauvé la vie, à ce Juif… Quand
Salomon rencontre Jeannot-Lapin, il est persuadé que Cora va succomber au
charme du chauffeur de taxi, qui a la gueule qu’il faut. La gueule du mauvais
garçon.
Jean est un type simple à
la pensée sinueuse, pensée qui s’exprime, comme dans Gros-Câlin, en phrases enroulées, façon pythonesque. Le monde, la
réalité et la condition humaine sont complexes, il faut le mot juste et
l’expression appropriée pour en rendre compte. Jean, autodidacte consciencieux,
fait ses recherches dans les dictionnaires. Cette candeur terrifiante touche à
la perfection, et son expression à la poésie. « Chuck dit que je suis le
douanier Rousseau du vocabulaire, et c’est vrai que je fouille les mots comme un
douanier pour voir s’ils n’ont pas quelque chose de caché ». L’Angoisse du roi Salomon est avant tout
une émotion d’écriture. L’indicible trouve ici une échappatoire, qui tient
autant de l’humour que de l’amour – celui de la langue et du genre humain.
L’amour c’est vite dit, mal
dit, ou pas assez dit. Ça s’exprime au moins sous deux formes : l’éros et
l’agapè. Jean penche vers l’agapè, et ce n’est pas simple : « quand
on aime comme on respire, ils prennent tous ça pour une maladie
respiratoire » dit-il. La liaison qu’il entretient avec Cora est un amour
« en général », et parce qu’il n’est pas amoureux de la vieille
femme, il ne l’en aime que plus. Allez expliquer ça avec les mots et les
expressions de la vie courante… Tous les Larousse et les Robert des librairies
n’y suffisent pas.
« - Je ne l’ai pas baisée par pitié. J’ai fait
ça par amour. Tu comprends très bien ce que c’est, Chuck. C’est par amour, mais
ça n’a rien à voir avec elle. Tu sais très bien que c’est général, chez moi.
- Oui, l’amour du prochain, dit-il ».
Jean passe par la métaphore
– par la parabole – pour exprimer l’amour qui bout en lui, cet amour « en
général » : dans un même mouvement il englobe la déchéance de Cora
Lamenaire, les goélands englués dans la marée noire, le massacre des bébés
phoques et l’assassinat d’Aldo Moro. Il se place en cela sur le même terrain
que Salomon Rubinstein avec son S.O.S
Bénévoles et sa collection de cartes postales d’anciens amoureux : il
faut que quelqu’un se « charge » de cela. C’est ce que Chuck, le
copain de Jean, appelle « le complexe du Sauveur ». Parce que
« le monde devient chaque jour plus lourd à porter ».
À nouveau, avec L’Angoisse du roi Salomon, le lecteur –
la lectrice – est sidéré(e) par la cohérence de l’œuvre de Roman Kacew/Romain
Gary/Émile Ajar. Ce tendre Jean à la gueule de malfrat qui ne lui correspond
pas fait écho à Romain Gary écrivant, dans Vie
et mort d’Emile Ajar qu’ « un écrivain peut être tenu prisonnier
de ‟la gueule qu’on lui a faite” ». Dans le dernier entretien qu’il a
accordé, et que Gallimard publie en ce centenaire de la naissance de Roman
Kacew sous le titre Le Sens de ma vie,
Gary dit son admiration et sa tendresse pour la figure du Christ, hors toute
idée de religion. Revoilà l’agapè… Dès son premier roman Le Vin des morts, c’est déjà l’angoisse qui est à l’œuvre, une
angoisse magnifiée ici avec le roi Salomon, figure tutélaire, divine, mais
divine par intérim, parce que le ciel est vide et que l’on doit se débrouiller
tout seuls, ici, ici-bas.
L’Angoisse du roi Salomon
ramasse en un seul roman tous les motifs brassés au cours des années d’écriture
et sous tous les pseudonymes : la vieillesse inacceptable et la mort inéluctable ;
le combat vers l’avant malgré et contre tout ; la terrible lucidité tordue
dans un éclat de rire ; la connerie terrassée par le contrepied. Pour
preuve : le concierge du boulevard Haussmann, M. Tapu, incarnation de la
bêtise-crasse, qui déclare que oui, bien sûr, Salomon Rubinstein a dû se cacher
des Allemands pendant la guerre, mais que ce roi des Juifs a choisi de se
cacher dans une cave des Champs-Élysées, hein, pas n’importe où… Et Jean
s’inclinant devant cette bêtise-crasse en déclarant qu’il est venu « dans
ce temple adorer l’Éternel ». Tendre la joue gauche devant le concierge,
oui, mais aussi pisser devant lui dans l’escalier. Parce que toutes les
victoires sont bonnes à prendre. Et que nous luttons avec notre seule pauvre
arme : l’humour noir et solaire.
Ce qu’il faudrait, c’est
nous désensibiliser, explique Jeannot-Lapin. Atteindre le stoïcisme. « J’ai
une sensibilité qui a la folie des grandeurs ». « C’est vrai que la
sensibilité chez moi est l’ennemi du genre humain, si on pouvait s’en
débarrasser, on serait enfin tranquille ». C’est sur cette sensibilité que
Gary a bâti son œuvre, et sans doute sa vie.
*
Complément :
« Romain Gary, la permanence », à propos du Vin des morts, in La Règle du Jeu
*
Lire l’article de Virginie Neufville à propos de L’Angoisse du roi
Salomon sur son blog Fragments de lectures