Dominique Noguez, Comment rater complètement sa vie en onze leçons, (Payot 2002), Rivages poche, nouvelle édition
augmentée, mai 2014, 240 pages.
Réussir sa vie, si l’on en
croit ce que chantait Tapie dans ses belles années, c’est, entre autres,
« être au carnaval / un des rois de la fête ». Admettons. Réussir,
oui, bon… Mais rater sa vie, ce n’est pas donné à tout le monde. Faire de son
existence un bel et complet échec, y mettre du sien… voilà à quoi nous invite Dominique
Noguez, dans un livre qui propose recettes ou principes afin d’atteindre le but
fixé : le ratage. Ces recettes farceuses, d’une contradiction assumée, le
lecteur les découvre à partir de la page 75 (de l’édition augmentée). Mais en
préambule, en cinq chapitres pétillants d’intelligence, de culture, et de rire salubre,
Noguez dresse un tableau époustouflant de la condition humaine historique et contemporaine.
Il apostrophe le lecteur et la lectrice – car il envisage son public de façon
large et personnelle, le ratage, après tout, c’est aussi et avant tout de l’intime
– en connivence. Et, malicieusement, retourne le propos attendu. Partons de la
naissance, commune à tous : nous voilà « jetés au vent mauvais »
dès la sortie du ventre maternel. « Votre vie a peut-être mal commencé,
mais, avec un peu de chance, elle peut continuer encore plus mal ». L’élégance de l’ironie…
Ouvrant la démonstration
sur l’étymologie de « rater », qui renvoie à « rat », le
rongeur et l’expression – oubliée aujourd’hui – « prendre un rat »,
Dominique Noguez s’en donne à cœur joie. Car le ratage est affaire de point de
vue. On est toujours le raté de quelqu’un. Tout est relatif : « Qui
rate vraiment sa vie, la star jouisseuse qui meurt à trente ans d’une surdose
d’héroïne ou Jeanne Calment qui n’a connu comme tout plaisir en cent vingt-deux
ans qu’un doigt de porto chaque dimanche ? La savetier pépère mais pauvre
ou le financier à qui ses stocks options
donnent une embolie ? ». On le voit : le ton est définitivement
à l’humour noir, décapant. Et le regard porté sur le monde et la société acide
et allègre, réjouissant.
Il ne suffit pas de rater
sa vie, encore faut-il en avoir conscience. Noguez s’exprime en moraliste
rigolard, conscient des inanités du temps. Plutôt que de les déplorer, il
convient de s’en amuser. De pointer du doigt le vulgaire ou l’absurde. La
téléréalité et les concours de miss en tous genres sont évoqués, ainsi que
quelques programmes de type TF1 : « Celui-ci, professeur de lettres à
la retraite qui ‟veut gagner des millions”, est prêt, sous le regard humide de
son épouse et de dix millions de spectateurs en fin de repas, à répondre à des
questions aussi ‟pointues” que : ‟Quel était le prénom de César ? a)
Paul ? b) Jules ? c) Marius ? d) Fanny ? ».
Inventant le concept de
« ratologie », Noguez le décline en quelques formules mathématiques
du type : trb = nrc – nre, où le
trb est le Taux de Ratage Brut. Pour
enchaîner sur le trn (Taux de Ratage
Net) et nous inviter à déterminer les trn
respectifs de Mérimée, du Dr Petiot ou de Sophie Marceau. Trn auquel il conviendra d’ajouter – ou de retrancher –, par
exemple, le cA ou le cM (coefficient d’Ambition ou de
Moralité). Le précis de ratologie de Noguez repose sur des bases d’observation
solides, facétieusement mises en équations.
Comment vraiment rater sa vie ? Est-il plus
facile de la rater dans un pays en guerre ou en paix ? Le contexte
économique, politique, ou social, est-il à prendre en compte ? Et surtout,
peut-on réellement déterminer si l’on a raté sa vie, quand la notion même de
ratage ouvre sur des perspectives inespérées de réussite ? Noguez invente
le syndrome de Christophe Colomb et des sœurs Tatin : de leurs ratages
initiaux (ouvrir une nouvelle route maritime vers les Indes, ou préparer un
tarte aux pommes) sont nés des succès inattendus, qui ont fait oublier l’échec
premier : « Car un danger guette : les réussites
involontaires ».
Courez lire ce traité
magiquement délectable ! Attention, fou-rire garanti ! Et sourire
parfois douloureusement salutaire. Car ce sont nos vies ratées et réussies –
conscientes ou subies – que Noguez évoque, aussi.