lundi 2 juin 2014

Une adolescence américaine de Joyce Maynard


Joyce Maynard, Une adolescence américaine (chronique des années 60), traduit de l’anglais (USA) par Simone Arous, éd. Philppe Rey,  avril 2013, 192 p.

Joyce Maynard naît en novembre 1953, elle passe son enfance et son adolescence dans le New Hampshire. Elle y mène une existence somme toute banale, une petite vie américaine loin de New York ou de Hollywood. Mais voilà qu’en 1972, elle a l’idée d’envoyer ses textes au New York Times, qui les publie. Se fait alors entendre une petite voix, à la fois pudique et assurée, qui raconte le quotidien de la jeunesse des Américains moyens. La voix, et le regard. Joyce Maynard, jeune fille de moins de 20 ans, jette sur son itinéraire encore bien court un regard d’essayiste. Elle sait montrer ce qu’il y a à voir, ce qui est en train de changer et ce qui ne change pas, les mutations et les stagnations de cette Amérique des années 60. Cette chronique nous ramène en arrière, dans ce qui est devenu, dans l’inconscient collectif, une espèce d’âge d’or : les Beatles et les Stones, Joan Baez, les feuilletons télévisés, les guitares et les fleurs dans les cheveux, le féminisme… C’est peut-être ce que nous en avons – avions ? – retenu de prime abord.

C’est une jeune fille qui nous parle, et ses préoccupations sont avant tout celles des filles : le souvenir de la diffusion d’un film produit par Disney, dans les écoles, qui explique le passage de la puberté, et la gêne des écolières ; une couverture de magazine que l’on trouve répugnante, où l’on voit un fœtus en gros plan ; les garçons qui sont attirants mais effrayants, puis uniquement attirants, et l’envie d’« aller jusqu’au bout » avec eux ; les nouveautés en matière de maquillage, comme cette mode qui n’a pas pris, qui aurait voulu que l’on se peigne le corps entier. Mais ceci n’est que la surface des choses vues par Joyce Maynard. Son regard est plus perçant. Parce qu’elle est timide, un peu gauche, incapable de coordonner véritablement ses mouvements et donc piètre gymnaste, elle observe plus qu’elle n’agit. Elle observe au plus près. Lorsqu’elle parle du système scolaire – qu’elle vient tout juste de quitter – elle fait montre d’un recul assez stupéfiant : « L’école primaire était un club qui ne renforçait pas seulement l’esprit de classe, mais en créait un nouveau – un système où celui qui bégayait et celui qui jouait mal au base-ball n’avaient aucune chance et resteraient au bas de l’échelle, un système où se situer au milieu, ni trop haut ni trop bas, se révélait occuper la meilleure place ».

Dans la vie de l’adolescente Joyce Maynard, la télévision tient une grande place. Elle dit rester rivée devant l’écran de 15h au soir, sans changer de chaîne, avalant tout ce qui défile, les vieux films et les soaps, les séries et le sport. Elle avoue qu’elle ne lit pas les livres de poche qu’elle reçoit – elle est abonnée à un club de livres – mais qu’elle les aligne sur ses étagères, par ordre alphabétique d’auteur. C’est à cette époque, sans doute, que l’immédiateté prend réellement sens : on veut du nouveau, on ne lit plus ce qui a été écrit les années précédentes, voire les mois précédents. La jeunesse est la vitesse. Une fulgurance.

La chronique de ces années 60 est délicieuse. Mais légèrement trompeuse. Pour bien lire ce livre, il faudrait commencer à la page 43, et ne lire la préface qu’en dernier lieu. Car dans la préface, c’est la Joyce Maynard de 2012 qui s’exprime, et qui dévoile quelques failles de son état des lieux adolescents publié en 1973. Des omissions, qui ne sont pas des mensonges. Des angles de vue qui cachent parfois le détail gênant, ou un pan entier de la société. En 1973, à l’heure de rédiger la conclusion de son livre, la jeune écrivain se demande « où sont les noirs » dans son texte, tout en reconnaissant qu’elle n’a pas le droit de parler en leur nom. En 2012, dans la préface, l’écrivain de 62 ans nous raconte que cette conclusion, elle l’a écrite chez Salinger, et qu’elle s’est pliée à ses remarques pour la rédiger. Car Joyce Maynard a abandonné l’université pour aller vivre avec J.D. Salinger, de trente-cinq ans son aîné. Ç’aurait pu être une belle histoire, au fond, si l’écrivain célèbre n’avait foutu dehors la jeune écrivain en devenir, au bout de quelques mois, en lui tendant un billet de 50 dollars.

Dans la préface, Joyce Maynard éclaire d’un jour nouveau sa chronique des années 60. Elle y parle sans fard d’anorexie, du mal-être d’un de ses amis de l’époque, homosexuel, et des coucheries élèves/professeurs. La jeune fille de moins de 20 ans ne pouvait pas « voir » réellement, car elle n’avait pas assez de recul, et ne pouvait pas « dire » réellement, car elle n’avait sans doute pas assez de force. Les problèmes familiaux ont été passés sous silence, par exemple. La jeune Joyce qui rédige sa chronique nous semble bien sympathique, ma foi. Mais la Joyce Maynard d’aujourd’hui, celle qui rédige la préface, par le ton qu’elle emploie, par sa sincérité et sa colère à rebours contre quelques aspects des années 60, nous est, sans conteste, éminemment proche. Elle s’y livre sans fard, avec quelque chose d’amical dans le ton, qui est celui de la conversation sincère avec le lecteur. Cette préface nous est destinée, à nous, lecteurs français. Elle a été rédigée tout exprès pour cette publication des éditions Philippe Rey.