mardi 20 mai 2014

Regards croisés (7) - Le Liseur du 6h27 de Jean-Paul Didierlaurent


 Regards croisés
un livre, deux lectures - en collaboration avec Virginie Neufville


Jean-Paul Didierlaurent, Le Liseur du 6h27, éd. Au Diable Vauvert, mai 2014, 224 pages.

Amélie Poulain a encore frappé. Remplaçons la jolie Montmartroise par un dénommé Guylain Vignolles que ses copains d’école ont toujours surnommé « Vilain Guignol ». Plaçons ce Guylain dans un environnement mécanique ayant trait, tant qu’à faire, aux livres et à leur fin : le pilon. Donnons à cet anti-héros une sensibilité  d’écorché vif et une existence plus que terne, et pour seule compagnie un poisson rouge nommé Rouget de L’Isle. Mais octroyons-lui, aussi, une attitude poétiquement frondeuse, et quelques admiratrices. Offrons-lui en cadeau une clé USB égarée, objet magique qui le conduira, sans doute, à la femme de sa vie. Et laissons mitonner.

Mouais. Tout est bien fait dans ce roman, promis d’ores et déjà au plus bel avenir. Avant même sa sortie en librairie (1) c’est un succès. Et nous n’en doutons pas. Tous les meilleurs ingrédients sont réunis pour toucher un public large. Peut-être pas le public de Musso et Levy. Plutôt le public de Grégoire Delacourt ou Muriel Barbery. Mais sans doute pas, malgré la référence en préambule, les admirateurs du cinéma de Caro et Jeunet. Cela dit sans offense aucune, ni pour les lecteurs du Hérisson ou de La Liste…, ni pour les spectateurs de L’Île des enfants perdus.

Reprenons. Le pilon, donc. Ce grand néant où s’en vont périr les livres non vendus, abandonnés au grand tout. Le pilon, c’est une machine – allemande – surnommée « la Chose ». Une « Zerstor 500, du verbe zerstören qui signifiait détruire dans la belle langue de Goethe » (p.20). Dès lors, la métaphore peut être filée, jusqu’à la sentence du vieux Giuseppe : « ça génocide ! » (p.21). Le gentil Guylain, le gentil et frêle Guylain, au péril de sa vie et de son emploi, sauve chaque jour quelques pages de l’holocauste. Pages qu’il lit, le lendemain matin, à haute voix, dans le RER de 6h27. Devant un public assidu et attentif. Deux vieilles femmes adorables – Monique et Josette – lui proposent de venir lire les extraits sans queue ni tête qu’il a rescapés du massacre devant les pensionnaires de la maison de retraite Les Glycines.

Mouais. Avançons – ou revenons en arrière, je ne sais plus : il se trouve que le planton de l’usine à pilon est un type qui ne parle qu’en alexandrins. Et puisque nous en sommes à compter les pieds – les alexandrins du planton ne sont pas toujours tip-top, soit dit en passant – ajoutons au décor le vieux Giuseppe qui a laissé ses deux jambes dans la machine allemande, et dont l’unique ligne de survie consiste à retrouver tous les exemplaires des bouquins que broyait la machine en même temps que ses membres. Et croisons au passage deux autres figures de l’usine à pilon : le « gros » et le « con ».  

La clé USB ? Ah oui, au fait ! Amélie Poulain, encore. Vous vous souvenez ?  L’album de photomatons de Nino Quincampoix… Sur la clé USB que le gentil Guylain trouve sous le strapontin du RER ont été stockés des fichiers Word. Une dame-pipi de centre commercial y consigne ce que l’on pourrait appeler ses « carnets » : le nombre de carrés du carrelage de son univers, la description du mauvais client qui jette une pièce de cinq centimes dans la soucoupe (« Ce type est un vicelard de première catégorie. Du genre à se sortir indemne de toutes les situations. Mais je ne désespère pas. Et comme dit la pub : Un jour, je l’aurai ! » p.131), etc.

Avouons-le tout net. J’ai interrompu ma lecture à cette page 131, et à ce « un jour, je l’aurai ». Curieuse, cependant – un tel engouement annoncé, et je passerais à côté ? – je suis allée feuilleter la fin du roman. Où il appert que Guylain passe du RER au Transilien, et que sans doute la fin sera heureuse. Mais qui en doutait ?

On ne peut pas reprocher grand-chose au Liseur du 6h27. Des alexandrins bancals et une distribution au petit-bonheur-la-chance des accents circonflexes sur les passés simples et les imparfaits du subjonctif, oui, assurément. Mais… Bon… Là n’est pas vraiment le problème.

Peut-être, d’ailleurs, qu’il n’y a pas de problème. En ce qui me concerne, quoi qu’il en soit, je passe mon chemin. Je quitte le RER et m’en retourne zigzaguer en vélomoteur avec Amélie Poulain et Nino Quincampoix. J’aime la chantilly, même un peu trop sucrée. Mais j’aime le vrai sucre, pas le saccharose.

*

Notes
1 – Cette chronique est rédigée le 6 mai 2014. Un article de Livres Hebdo précise aujourd’hui même que la publication du Liseur du 6h27 est avancée d’une semaine (elle était prévue pour le 13 mai, et finalement décidée pour le 7): « Le liseur du 6h27 au Diable Vauvert affole en effet les éditeurs du monde entier depuis mars. Il a été cédé dans 24 pays, au terme d'enchères pour certaines langues. Les éditeurs de poche en France se sont disputés les droits, finalement acquis par Folio en avril. Et ce sont désormais les producteurs américains qui contactent la maison gardoise pour les droits d'adaptation audiovisuelle. » 


Lire l'article de Virginie Neufville sur son blog Fragments de lecture