Regards croisés
un livre, deux lectures - en collaboration avec Virginie Neufville
Jean-Paul Didierlaurent, Le Liseur du 6h27, éd.
Au Diable Vauvert, mai 2014, 224 pages.
Amélie
Poulain a encore frappé. Remplaçons la jolie Montmartroise par un dénommé
Guylain Vignolles que ses copains d’école ont toujours surnommé « Vilain
Guignol ». Plaçons ce Guylain dans un environnement mécanique ayant trait,
tant qu’à faire, aux livres et à leur fin : le pilon. Donnons à cet
anti-héros une sensibilité d’écorché vif
et une existence plus que terne, et pour seule compagnie un poisson rouge nommé
Rouget de L’Isle. Mais octroyons-lui, aussi, une attitude poétiquement
frondeuse, et quelques admiratrices. Offrons-lui en cadeau une clé USB égarée,
objet magique qui le conduira, sans doute, à la femme de sa vie. Et laissons
mitonner.
Mouais. Tout
est bien fait dans ce roman, promis d’ores et déjà au plus bel avenir. Avant
même sa sortie en librairie (1) c’est un succès. Et nous n’en doutons pas. Tous
les meilleurs ingrédients sont réunis pour toucher un public large. Peut-être
pas le public de Musso et Levy. Plutôt le public de Grégoire Delacourt ou
Muriel Barbery. Mais sans doute pas, malgré la référence en préambule, les admirateurs
du cinéma de Caro et Jeunet. Cela dit sans offense aucune, ni pour les lecteurs
du Hérisson ou de La Liste…, ni pour les spectateurs de L’Île des enfants perdus.
Reprenons.
Le pilon, donc. Ce grand néant où s’en vont périr les livres non vendus,
abandonnés au grand tout. Le pilon, c’est une machine – allemande – surnommée
« la Chose ». Une « Zerstor 500, du verbe zerstören qui signifiait détruire dans la belle langue de
Goethe » (p.20). Dès lors, la métaphore peut être filée, jusqu’à la
sentence du vieux Giuseppe : « ça génocide ! » (p.21). Le
gentil Guylain, le gentil et frêle Guylain, au péril de sa vie et de son
emploi, sauve chaque jour quelques pages de l’holocauste. Pages qu’il lit, le
lendemain matin, à haute voix, dans le RER de 6h27. Devant un public assidu et
attentif. Deux vieilles femmes adorables – Monique et Josette – lui proposent
de venir lire les extraits sans queue ni tête qu’il a rescapés du massacre
devant les pensionnaires de la maison de retraite Les Glycines.
Mouais. Avançons
– ou revenons en arrière, je ne sais plus : il se trouve que le planton de
l’usine à pilon est un type qui ne parle qu’en alexandrins. Et puisque nous en
sommes à compter les pieds – les alexandrins du planton ne sont pas toujours
tip-top, soit dit en passant – ajoutons au décor le vieux Giuseppe qui a laissé
ses deux jambes dans la machine allemande, et dont l’unique ligne de survie
consiste à retrouver tous les exemplaires des bouquins que broyait la machine
en même temps que ses membres. Et croisons au passage deux autres figures de
l’usine à pilon : le « gros » et le « con ».
La clé
USB ? Ah oui, au fait ! Amélie
Poulain, encore. Vous vous souvenez ? L’album de photomatons de Nino Quincampoix…
Sur la clé USB que le gentil Guylain trouve sous le strapontin du RER ont été
stockés des fichiers Word. Une dame-pipi de centre commercial y consigne ce que
l’on pourrait appeler ses « carnets » : le nombre de carrés du
carrelage de son univers, la description du mauvais client qui jette une pièce
de cinq centimes dans la soucoupe (« Ce type est un vicelard de première
catégorie. Du genre à se sortir indemne de toutes les situations. Mais je ne
désespère pas. Et comme dit la pub : Un jour, je l’aurai ! »
p.131), etc.
Avouons-le
tout net. J’ai interrompu ma lecture à cette page 131, et à ce « un jour,
je l’aurai ». Curieuse, cependant – un tel engouement annoncé, et je
passerais à côté ? – je suis allée feuilleter la fin du roman. Où il
appert que Guylain passe du RER au Transilien, et que sans doute la fin sera
heureuse. Mais qui en doutait ?
On ne peut
pas reprocher grand-chose au Liseur du
6h27. Des alexandrins bancals et une distribution au
petit-bonheur-la-chance des accents circonflexes sur les passés simples et les
imparfaits du subjonctif, oui, assurément. Mais… Bon… Là n’est pas vraiment le
problème.
Peut-être,
d’ailleurs, qu’il n’y a pas de problème. En ce qui me concerne, quoi qu’il en
soit, je passe mon chemin. Je quitte le RER et m’en retourne zigzaguer en
vélomoteur avec Amélie Poulain et Nino Quincampoix. J’aime la chantilly, même
un peu trop sucrée. Mais j’aime le vrai sucre, pas le saccharose.
*
Notes
1 – Cette chronique est rédigée le 6 mai 2014. Un article de Livres Hebdo précise aujourd’hui même que la publication du Liseur
du 6h27 est avancée d’une semaine (elle était prévue pour le 13 mai, et
finalement décidée pour le 7): « Le liseur du 6h27 au Diable
Vauvert affole en effet les éditeurs du monde entier depuis mars. Il a été cédé
dans 24 pays, au terme d'enchères pour certaines langues. Les éditeurs de poche
en France se sont disputés les droits, finalement acquis par Folio en avril. Et
ce sont désormais les producteurs américains qui contactent la maison gardoise
pour les droits d'adaptation audiovisuelle. »
*
Lire l'article de Virginie Neufville sur son blog Fragments de lecture