Alain Absire, Mon
sommeil sera paisible,
Gallimard, avril 2014, 208 pages.
La passion de Robespierre
Alain Absire, dans son
dernier roman Mon sommeil sera paisible,
met en scène un Maximilien Robespierre troublé par une jeune femme. Le lecteur
est emporté dans le tourbillon politique et social des temps révolutionnaires
(de la prise de la Bastille le 14 juillet 1789, à l’exécution de
l’Incorruptible le 28 juillet 1794), vu sous l’angle de la représentation. La
jeune femme qui trouble Robespierre est en effet céroplasticienne, c’est-à-dire
qu’elle modèle des figures de cire, à l’échelle 1. Elle se prénomme Marie (1).
Robespierre, à l’opposé de
Danton, n’est pas un homme à femmes. Loin de là. Le désir qu’il éprouve pour
Marie est fait de peur et d’attirance-répulsion. Lorsqu’il voit la jeune femme
pour la première fois, dans son atelier du Cabinet
de curiosités et autres figures de cire de Philippe Curtius, rue Saint-Honoré,
elle est « penchée sur son ouvrage ». Elle lui apparaît comme une
jeune femme décidée, sûre de son art, curieuse, désireuse de se perfectionner.
Ce qui trouble Robespierre – et dont le souvenir le poursuit sans cesse – c’est
la caresse de la cirière. Pour préparer le masque du plus vieux prisonnier de
la Bastille tout juste libéré par les insurgés, elle « commença à
appliquer un corps gras sur les creux, rides et sillons crasseux, de sa figure
rétrécie comme peau de chagrin ». Absire écrit les scènes de modelage avec
une sensualité saisissante. Celle qui caresse est aussi celle qui emprisonne,
ensuite, les chairs sous des bandelettes, et laisse son modèle tout juste
respirer. Dès les premières pages du roman, la vie et la mort sont mêlées,
comme le désir et la peur.
Une étrange relation se
noue entre Marie et Robespierre. Elle reproduit pour le Cabinet de curiosités les scènes de l’Histoire que Robespierre et
ses amis sont en train d’écrire : Marie-Antoinette soulevant son fils et
le montrant au peuple après que Louis XVI a juré fidélité à la Constitution, ou
la fuite à Varennes, par exemple. Robespierre s’interroge sur le visage que la
cirière lui façonnera, et qui « restera » : sa représentation
historique et psychologique. Brûlant de désir, mais terrifié à l’idée de
toucher Marie, et d’être caressé par elle, Robespierre se consume.
Puis viennent les temps de
la Terreur. La guillotine sans discontinuer. Les têtes qui roulent. Le sang qui
jaillit. Alain Absire dépeint la Révolution à vif, dans des scènes inspirées,
hallucinatoires, expressionnistes. La folie bouillonne. Le quotidien est
exacerbé, tout va si vite !, une tête après l’autre. Les massacres de
septembre, la princesse de Lamballe, Manon Roland… Robespierre, entre discours à
l’assemblée, crainte de la trahison des siens et désir pour Marie, est, dans le
roman, un homme à la fois dépassé et sûr de son combat, conscient de marcher
vers sa mort. Marie, elle, s’en va ramasser les têtes tombées sous « la
feuille du boucher ». La nuit, dans les cimetières, elle fouille parmi les
corps décapités, et cueille les têtes, pour figer ensuite leur ultime
expression dans la cire. Parfois Robespierre l’accompagne. Ces corps, ces
têtes, c’est aussi la Révolution. Alain Absire place l’Incorruptible dans le
bain-même des conséquences de sa politique. Marie, la cirière, l’artiste, la
ciro-reporter pourrait-on dire, devient l’intermédiaire entre idéaux et
réalité. C’est bien un couple qu’Absire décrit et invente, un couple exemplaire
et symbolique des temps ambiants, mais aussi un homme et une femme
inconciliables. Il la laissera moisir dans un cachot, puis la sauvera. Elle le
haïra, puis s’attendrira. Ils sont ensemble, puis séparés, se cherchent, puis se
croisent sans se voir.
Pourtant, Mon sommeil sera paisible n’est pas une
fresque romanesque. Le sujet s’y prêtait. Mais ç’aurait été tomber dans la
facilité du roman historico-sentimental. Le propos d’Alain Absire est bien
éloigné de cela. Ils sont tous là, les acteurs du temps : Danton, Mirabeau,
Saint-Just, Desmoulins, David, Marat… Marat ! Dans sa baignoire, dans la
pose exacte du tableau de David, et Marie sur les lieux, prenant les empreintes
pour la scène à sculpter (p.135-138). Et c’est dans ces pages, dans la
description du corps de Marat dans sa baignoire, que l’entreprise-même du roman
d’Absire est soulignée : « [Robespierre] songe qu’il n’en réchappera
pas toujours de justesse et que, pour la cirière, le moment viendra de lui
redessiner le trait de la bouche à son idée, au cas où pareille caresse fût
capable de ressusciter un mort ». C’est là que les deux
« sommeils » des titres des romans d’Absire se rejoignent :
celui de Lazare (Lazare ou Le grand
sommeil) et celui de Robespierre (Mon
sommeil sera paisible).
Mon sommeil sera paisible
est un roman comme on en lit peu, comme on a peu la chance d’en lire. Sur une
trame historique solide, ce sont les interrogations éternellement humaines qui
sont mises en œuvre. Le personnage de Marie est l’incarnation de la femme
active et moderne (ici, en quelque sorte, artiste engagée), sensuelle et
sensée. Robespierre porte en lui l’obstination et le doute de l’engagement
politique, en homme désirant, frustré et malheureux : la mère absente et
cherchée, le père assassiné (Louis XVI, en figure paternelle). Et au-dessus de
tous les massacres, de tout ce sang répandu, de ces temps que l’on croyait de
virage à 180°, l’aspiration omniprésente à une transcendance, religieuse ou
déiste. Les toutes dernières pages brossent un tableau ahurissant de
reconstitution-imagination-création lors de la Fête de l’Être suprême. Tout y
est : l’habit bleu de Robespierre, le bouquet de fleurs et de blés,
l’embrasement de la statue… Mais Alain Absire parvient, dans ces pages, à
susciter des images qui tiennent à la fois du réalisme et du symbolisme, du
grotesque et de la poésie. Quoi que l’on fasse, quelle que soit l’issue de nos
actions, semble-t-il nous dire, c’est à un « en-haut » que nous
aspirons, quel que soit le nom que nous lui donnons ou les rites que nous lui
dessinons.
Le roman est bâti en trois
parties – Le Toucher, La Terreur, Le Sacrifice – qui conduisent inéluctablement
Robespierre à l’échafaud. Qui donnent, aussi, au personnage historique, une
pente christique détournée. Marie, qualifiée tour à tour de démon, d’ange, de
sœur, de mère, de femme… est l’artiste troublée tout autant par les temps
politiques que par l’un des hommes responsables de ces temps-là. C’est dans les
méandres de la création artistique, de l’idéal politique, et des abysses de
l’humain que nous conduit Absire, au cœur de la Révolution française. Temps
figés, passés, historiquement actés, mais aspirations humaines valables de tous
temps. Dans une langue classique, tenue, où chaque phrase compte, où chaque
phrase nous oblige à penser notre condition : « Marie, démon
paisible. Marie, ange embaumeur de la mort aux soins de laquelle [Robespierre]
désespère d’échapper au moment de faire l’amour avec ses frères, les
vers ».
*
Notes
1. Sans que jamais cela ne
soit dit ni suggéré dans le texte, Marie deviendra Mme Tussaud, et fondera le
célèbre musée londonien. Elle est une figure historique, nièce – avérée ou
adoptée – de Philippe Curtius.
Lire l'entretien que m'a accordé Alain Absire à propos de son recueil de nouvelles Tout le monde s'aime publié chez Pierre-Guillaume de Roux
*
Lire l'entretien que m'a accordé Alain Absire à propos de son recueil de nouvelles Tout le monde s'aime publié chez Pierre-Guillaume de Roux