jeudi 22 mai 2014

Mon sommeil sera paisible d’Alain Absire


Alain Absire, Mon sommeil sera paisible, Gallimard, avril 2014, 208 pages.



La passion de Robespierre

Alain Absire, dans son dernier roman Mon sommeil sera paisible, met en scène un Maximilien Robespierre troublé par une jeune femme. Le lecteur est emporté dans le tourbillon politique et social des temps révolutionnaires (de la prise de la Bastille le 14 juillet 1789, à l’exécution de l’Incorruptible le 28 juillet 1794), vu sous l’angle de la représentation. La jeune femme qui trouble Robespierre est en effet céroplasticienne, c’est-à-dire qu’elle modèle des figures de cire, à l’échelle 1. Elle se prénomme Marie (1).

Robespierre, à l’opposé de Danton, n’est pas un homme à femmes. Loin de là. Le désir qu’il éprouve pour Marie est fait de peur et d’attirance-répulsion. Lorsqu’il voit la jeune femme pour la première fois, dans son atelier du Cabinet de curiosités et autres figures de cire de Philippe Curtius, rue Saint-Honoré, elle est « penchée sur son ouvrage ». Elle lui apparaît comme une jeune femme décidée, sûre de son art, curieuse, désireuse de se perfectionner. Ce qui trouble Robespierre – et dont le souvenir le poursuit sans cesse – c’est la caresse de la cirière. Pour préparer le masque du plus vieux prisonnier de la Bastille tout juste libéré par les insurgés, elle « commença à appliquer un corps gras sur les creux, rides et sillons crasseux, de sa figure rétrécie comme peau de chagrin ». Absire écrit les scènes de modelage avec une sensualité saisissante. Celle qui caresse est aussi celle qui emprisonne, ensuite, les chairs sous des bandelettes, et laisse son modèle tout juste respirer. Dès les premières pages du roman, la vie et la mort sont mêlées, comme le désir et la peur.

Une étrange relation se noue entre Marie et Robespierre. Elle reproduit pour le Cabinet de curiosités les scènes de l’Histoire que Robespierre et ses amis sont en train d’écrire : Marie-Antoinette soulevant son fils et le montrant au peuple après que Louis XVI a juré fidélité à la Constitution, ou la fuite à Varennes, par exemple. Robespierre s’interroge sur le visage que la cirière lui façonnera, et qui « restera » : sa représentation historique et psychologique. Brûlant de désir, mais terrifié à l’idée de toucher Marie, et d’être caressé par elle, Robespierre se consume.

Puis viennent les temps de la Terreur. La guillotine sans discontinuer. Les têtes qui roulent. Le sang qui jaillit. Alain Absire dépeint la Révolution à vif, dans des scènes inspirées, hallucinatoires, expressionnistes. La folie bouillonne. Le quotidien est exacerbé, tout va si vite !, une tête après l’autre. Les massacres de septembre, la princesse de Lamballe, Manon Roland… Robespierre, entre discours à l’assemblée, crainte de la trahison des siens et désir pour Marie, est, dans le roman, un homme à la fois dépassé et sûr de son combat, conscient de marcher vers sa mort. Marie, elle, s’en va ramasser les têtes tombées sous « la feuille du boucher ». La nuit, dans les cimetières, elle fouille parmi les corps décapités, et cueille les têtes, pour figer ensuite leur ultime expression dans la cire. Parfois Robespierre l’accompagne. Ces corps, ces têtes, c’est aussi la Révolution. Alain Absire place l’Incorruptible dans le bain-même des conséquences de sa politique. Marie, la cirière, l’artiste, la ciro-reporter pourrait-on dire, devient l’intermédiaire entre idéaux et réalité. C’est bien un couple qu’Absire décrit et invente, un couple exemplaire et symbolique des temps ambiants, mais aussi un homme et une femme inconciliables. Il la laissera moisir dans un cachot, puis la sauvera. Elle le haïra, puis s’attendrira. Ils sont ensemble, puis séparés, se cherchent, puis se croisent sans se voir.

Pourtant, Mon sommeil sera paisible n’est pas une fresque romanesque. Le sujet s’y prêtait. Mais ç’aurait été tomber dans la facilité du roman historico-sentimental. Le propos d’Alain Absire est bien éloigné de cela. Ils sont tous là, les acteurs du temps : Danton, Mirabeau, Saint-Just, Desmoulins, David, Marat… Marat ! Dans sa baignoire, dans la pose exacte du tableau de David, et Marie sur les lieux, prenant les empreintes pour la scène à sculpter (p.135-138). Et c’est dans ces pages, dans la description du corps de Marat dans sa baignoire, que l’entreprise-même du roman d’Absire est soulignée : « [Robespierre] songe qu’il n’en réchappera pas toujours de justesse et que, pour la cirière, le moment viendra de lui redessiner le trait de la bouche à son idée, au cas où pareille caresse fût capable de ressusciter un mort ». C’est là que les deux « sommeils » des titres des romans d’Absire se rejoignent : celui de Lazare (Lazare ou Le grand sommeil) et celui de Robespierre (Mon sommeil sera paisible).

Mon sommeil sera paisible est un roman comme on en lit peu, comme on a peu la chance d’en lire. Sur une trame historique solide, ce sont les interrogations éternellement humaines qui sont mises en œuvre. Le personnage de Marie est l’incarnation de la femme active et moderne (ici, en quelque sorte, artiste engagée), sensuelle et sensée. Robespierre porte en lui l’obstination et le doute de l’engagement politique, en homme désirant, frustré et malheureux : la mère absente et cherchée, le père assassiné (Louis XVI, en figure paternelle). Et au-dessus de tous les massacres, de tout ce sang répandu, de ces temps que l’on croyait de virage à 180°, l’aspiration omniprésente à une transcendance, religieuse ou déiste. Les toutes dernières pages brossent un tableau ahurissant de reconstitution-imagination-création lors de la Fête de l’Être suprême. Tout y est : l’habit bleu de Robespierre, le bouquet de fleurs et de blés, l’embrasement de la statue… Mais Alain Absire parvient, dans ces pages, à susciter des images qui tiennent à la fois du réalisme et du symbolisme, du grotesque et de la poésie. Quoi que l’on fasse, quelle que soit l’issue de nos actions, semble-t-il nous dire, c’est à un « en-haut » que nous aspirons, quel que soit le nom que nous lui donnons ou les rites que nous lui dessinons.

Le roman est bâti en trois parties – Le Toucher, La Terreur, Le Sacrifice – qui conduisent inéluctablement Robespierre à l’échafaud. Qui donnent, aussi, au personnage historique, une pente christique détournée. Marie, qualifiée tour à tour de démon, d’ange, de sœur, de mère, de femme… est l’artiste troublée tout autant par les temps politiques que par l’un des hommes responsables de ces temps-là. C’est dans les méandres de la création artistique, de l’idéal politique, et des abysses de l’humain que nous conduit Absire, au cœur de la Révolution française. Temps figés, passés, historiquement actés, mais aspirations humaines valables de tous temps. Dans une langue classique, tenue, où chaque phrase compte, où chaque phrase nous oblige à penser notre condition : « Marie, démon paisible. Marie, ange embaumeur de la mort aux soins de laquelle [Robespierre] désespère d’échapper au moment de faire l’amour avec ses frères, les vers ».


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Notes
1. Sans que jamais cela ne soit dit ni suggéré dans le texte, Marie deviendra Mme Tussaud, et fondera le célèbre musée londonien. Elle est une figure historique, nièce – avérée ou adoptée – de Philippe Curtius.

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Lire l'entretien que m'a accordé Alain Absire à propos de son recueil de nouvelles Tout le monde s'aime publié chez Pierre-Guillaume de Roux