lundi 26 mai 2014

110 en dessous de zéro, de Jean-Pierre Jeunet, Marc Caro et Gilles Adrien



Jean-Pierre Jeunet, Marc Caro et Gilles Adrien, 110 en dessous de zéro, scénario, éditions LettMotif, 15 mai 2014, 140 pages.

« Le film de Jeunet/Caro que vous ne verrez jamais » lit-on, en bandeau rouge, sur la couverture. Que nous ne verrons jamais au cinéma, certes. Mais à lire le texte du scénario, nous le « voyons » tout de même, ce film. Il suffit d’un peu d’imagination – cette faculté qui nous permet, justement, de créer des images. À partir de ce que nous savons et aimons des films de Caro et Jeunet, la lecture de ce scénario est fluide, claire, jubilatoire.

Que l’on imagine, donc : on fait hiberner les corps, en les cryogénisant à 110 degrés en dessous de zéro, dans l’attente hypothétique d’un traitement miracle contre la maladie, ou d’un remède tout aussi miracle contre le vieillissement. Le stockage se fait en sarcophages. Un nommé Goss possède une officine de cryogénisation dont la raison sociale, « La Vigilante du froid », est symbolisée sur la couverture du livre par un logo en forme de V ailé qui rappelle à la fois un aigle à deux têtes et l’indication Viande Française que l’on peut voir sur les barquettes des linéaires du rayon frais, en supermarché. L’image naît, immédiate, chez le lecteur. Chez Caro, Jeunet et Adrien, qui ont écrit le scénario dans les années 80 – avant, donc, le scandale de la vache folle – l’image était impromptue, et comme anticipée. De la viande froide, ici, en attente de résurrection, dans un entrepôt ainsi décrit : « Carrelages blancs douteux, cuves de fonte et d’acier maculées de coulées d’acide, murs décrépis, entrelacements de tuyauteries suintantes de liquide gras, gros vumètres et manomètres en cuivre, vannes de fermeture, coupe-circuit et électroaimants de début de siècle ». Savant mélange, comme toujours chez Caro et Jeunet, de banlieue en déshérence et de science-fiction kitch, loin d’un environnement high-tech. Le substrat est celui de la nostalgie réinventée, et le décor évoque irrévocablement les années 50 et une pré, ou post, apocalypse.

L’histoire est basée sur l’ingénuité de Goss et la duplicité d’un certain Schreiner, noble vieillard inspirant confiance et respect, mais il ne faut pas s’y fier…  Un chien nommé Willie est détenteur d’un secret, les hommes de main se nomment Sportif ou Joe (Joe lit Les Aventures de Zamba), deux frères se disputent l’amour d’une même femme… L’essentiel du scénario n’est pas dans le synopsis, mais bel et bien dans les à-côtés, dans les scènes de genre – un cycliste sur la chaussée – ou les scènes de débrouillardise – un aimant fixé à la queue d’une souris pour récupérer une clé. Des petits bonheurs de scènes, parfaitement décrites en deux phrases ou à peu près, parfaitement « imaginables ».

Un scénario ne se lit pas comme une pièce de théâtre. Dans le texte de théâtre, on entend la voix. Dans le scénario, on voit le décor et les déplacements des personnages. Dans le texte de théâtre, les didascalies – lorsqu’elles existent – sont imprimées en italiques. Dans un scénario, ce sont les dialogues qui sont en italiques, car les indications autres que « la voix » constituent l’essentiel du texte, et du projet. Aux USA – le pays de l’industrie du cinéma, avec l’Inde –, un scénario est considéré comme un document de travail, librement distribué ensuite. En France, il en va autrement. Un scénario est une œuvre à part entière. Un texte presque littéraire. À lire 110 en dessous de zéro, on n’en doute pas. Les codes formels du genre sont respectés : emploi strict du présent, bien entendu, par exemple. Mais le soin mis dans l’écriture, sa délicatesse, font de ce scénario, qui ne deviendra jamais film, une œuvre. Que le lecteur savoure avec délectation.

Dans l’avant-propos, Jean-Pierre Jeunet fait miroiter un casting rêvé : Dominique Pinon, Jean-Pierre Kalfon, Lino Ventura… Libre au lecteur de prêter la voix et la silhouette de tel ou tel aux personnages. Mais libre aussi au lecteur, délivré des images filmées et seul maître de son casting, d’inventer sa propre distribution.

Les éditions LettMotif publient pour la première fois – et pour fêter le 25e titre de leur collection – un scénario qui n’a pas été tourné. Elles offrent ainsi la possibilité à chaque lecteur d’inventer son film. Un film mental, mais tout de même signé Caro, Jeunet, et Adrien.