Ella Balaert, Poissons rouges et autres bêtes aussi féroces, nouvelles, éd. des femmes, octobre 2020, 188 pages.
Dix-sept nouvelles composent le recueil, d’ampleur variable. Le texte situé au mitan – le neuvième, donc – est intitulé « La Chienne de chasse » et s’appuie sur deux motifs sur lesquels je voudrais insister, qui me semblent donner la mesure intrinsèque de l’ensemble. Regardons l’argument : une chasseuse de tête tente de débaucher un cadre. Elle n’aime pas le mot « chasseuse », qui rime avec « tueuse » et lui préfère celui de « chasseresse », qui rime avec « déesse ». Sauf que, bon… je n’en dis pas plus, mais la dame chasse bel et bien un gibier d’entreprise. L’héroïne de cette histoire féroce et non cruelle est ancrée dans une réalité économique et sociale, elle exerce une profession moderne. Elle est aussi en relation avec une certaine Léonor – salut !, au passage, cher Edgar Allan Poe – qui est enceinte. L’héroïne de cette histoire très féroce a grandi avec ses chiens, elle allait dormir avec eux dans le chenil, sans que ce soit une punition, son père n’en savait rien. Il faut dire que son père était bien occupé à tabasser sa mère… Dans le texte central d’un recueil de nouvelles, il se passe toujours quelque chose qui se répartit harmonieusement sur la première et la deuxième partie du livre. Ici, deux motifs : le corps des femmes, l’attitude des hommes.
Dans Poissons rouges et autres bêtes aussi féroces il se joue quelque chose de la mécanique organique des femmes : les règles, les fausses couches, la cellulite, la jouissance clitoridienne, la transpiration… Tout cela est ouvertement décliné ou dessiné à bas bruit, la Léonor enceinte de la chasseresse de tête, par exemple, ou la profession – gynécologue – d’un mari. Le corps des femmes, et son horlogerie, sont envisagés au plus près, dans des histoires où les bêtes symbolisent, plus qu’elles ne métaphorisent, l’angoisse ou la puissance. Puissance née de l’angoisse, ou du traumatisme. Angoisse née de ce que l’on demande aux femmes, de ce que la société, ou les hommes, c’est pareil, demandent aux femmes. Dans « Le Faucon », Johanna expérimente toutes les vertus de tissus étranges vendus sur un stand du marché : « Après l’étoffe antistress, elle achète, comme Francine, cinq mètres d’un textile anticellulite. Au moindre mouvement, des microfibres palpent la peau, la pincent, la plissent, cassent les amas graisseux, éliminent les toxines. » Dans « La Mouette », sur un mode poétique qui n’est pas sans rappeler le Marienbad de Barbara et l’étole d’engoulevent de la chanson, une femme déambule à Cabourg dans un décor proustien poussé à son paroxysme. Mais, sur le sable, dans les traces de pattes des oiseaux, elle déchiffre des kangis japonais, celui qui représente la femme, celui qui représente l’homme… que va-t-elle faire, cette femme au col de plumes blanches, à l’homme qu’elle a rencontré ? Et pourquoi ? Les hommes, dans ces nouvelles, sont violents, ou indifférents. Tentateurs. Bourreaux. Les femmes réagissent.
La plus aboutie des réactions féminines est sans doute celle d’Amélie, l’épouse de cet homme qui aura passé sa vie à tenter de créer la rose parfaite : la rose-femme, sa Rosalie. Dans la nouvelle « L’Araignée », la bête féroce n’apparaît que pour la chute, surgie par nécessité, venant contrebalancer l’hybris d’un Frankenstein botaniste. Durant des années cet homme-là aura cherché à hybrider le corps de son épouse – ses cheveux, des lambeaux de sa peau, le sang de ses règles… – avec la fleur. Fleur qu’il saura, une fois seulement, faire palpiter et jouir, tandis qu’il délaissait, au fil des années, une épouse que l’on croyait résignée. Nouvelle parfaite, parfaitement menée, surprenante et limpide.
« Je tiens que le réel est présent dans chacune des nouvelles fantastiques d’Ella Balaert avec une acuité et une prégnance qui font défaut à beaucoup, sinon à la plupart des auteurs réalistes » écrit Georges-Olivier Châteaureynaud dans sa préface. Je suis d’accord. C’est bien dans ce sens que j’ai lu Poissons rouges et autres bêtes aussi féroces. Les bêtes féroces du titre ne renvoient pas à l’hybridation humain/animal, il ne s’agit pas non plus de métamorphoses, ou de mise en perspective métaphorique. Le monde fantastique d’Ella Balert, dans ce recueil, c’est la vie même. Une vie bien réelle, de l’ordre du réel qui cogne, férocement. La vie de couple, les rapports homme/femme, mais aussi le racisme ou la compréhension de la mort dont je n’ai pas parlé ici, ne sont en rien une toile de fond. Ils sont, au contraire, le cœur même du recueil.