George A. Soper, Leçons d’une pandémie, traduit de l’anglais par Danielle Orhan, éditions Allia, 30 juin 2020, 48 pages.
La pandémie que nous subissons depuis quelques mois a fait ressurgir la figure de Mary Mallon, surnommée « Typhoid Mary ». Cette cuisinière allait de place en place et déclenchait, dans les maisons où elle était embauchée, des cas de typhoïde, sans qu’elle-même présente le moindre symptôme. Cela se passait au tout début du XXème siècle, aux Etats-Unis. Le médecin qui a compris que ces différents foyers de typhoïde avaient une seule et même source – la cuisinière, donc – s’appelait George A. Soper. Il a, du même coup, mis en évidence la notion de porteur sain, de personne asymptomatique, termes qui nous sont devenus familiers. C’est ce que l’on apprend dans le texte intitulé « Le Combattant d’épidémie », situé en deuxième partie de l’ouvrage, et consacré au parcours de Soper. Peut-être faudrait-il commencer la lecture de ce livre par ce texte, d’ailleurs. On y découvre un épidémiologiste consciencieux, méticuleux et concerné, un « ingénieur sanitaire » qui s’est intéressé, entre autres, aux questions d’aération dans le métro new-yorkais.
Le premier texte de cet ouvrage, « Leçons d’une pandémie », est de la main même de Soper. Publié pour la première fois en 1919 dans la revue Science, il a pour thème la grippe espagnole. Cette pandémie a surpris le monde entier au sortir du premier conflit mondial. Les premiers cas sont apparus aux Etats-Unis, et la maladie a fait cinquante millions de morts, peut-être cent. Soper, dans cet article destiné à une revue scientifique, ne peut faire abstraction de l’Histoire immédiate. Les gens ont eu peur, ont souffert, ont perdu à la guerre nombre de leurs pères, frères, fils et amis. La pandémie ajoute du malheur au malheur. Cependant, Soper s’exprime en épidémiologiste, en scientifique.
Ce court article nous frappe par la cohérence du raisonnement de son rédacteur, et par la surprenante résonance qu’il acquiert aujourd’hui. Quelles sont les solutions envisagées pour limiter la pandémie ? Le confinement ? « Il n’existe qu’une seule manière de prévenir [la pandémie] en toute certitude : en instaurant le confinement total » lit-on p.17. Mais, plus bas dans la même page : « L’isolement de villes entières, de certains quartiers ou même de citadins est infaisable. » Le début du XXème siècle n’est pas celui du XXIème. En 2020, on a « réussi » à confiner des villes, et même des pays entiers. Etrange réussite postmoderne… Ecoutons Soper, p.27 : « Penchons-nous d’abord sur ce qu’il est préférable d’éviter. Il n’est pas souhaitable de fermer les théâtres, les églises et les écoles, à moins que l’opinion publique en fasse instamment la demande. » En 2020, on ne nous a pas demandé notre avis… Toujours sur la même page : « Il n’est pas souhaitable de généraliser et de rendre obligatoire le port du masque. Sauf lors d’un trajet d’un point à un autre, les patients ne doivent pas êtres masqués – ils ont besoin d’air. » Oui, au sortir d’un conflit mondial, on a besoin d’air. L’article se conclut sur un dodécalogue qui nous semble diablement actuel. Douze conseils d’hygiène et de comportement qui auraient, de nos jours, dû nous sembler évidents, mais que l’on a, étrangement, dû nous rappeler. Deux conseils parmi ces douze, pour exemples : « 8 – Votre destin pourrait être entre vos mains – lavez-les avant de manger » et « 10 – N’utilisez pas d’essuie-main, de serviette, de fourchette, de verre ou de tasse qui aurait été utilisée par une autre personne et non lavée. » On en reste quelque peu pantois… Ce sont les mêmes conseils qui nous sont donnés, plus de cent ans après. Bien sûr, le parallèle est aisé, et sans doute biaisé. On a coutume de penser, et c’est en partie vrai, que plus ça va, plus ça va vite. Que le progrès et son ressenti suivent une courbe exponentielle. Mais il existe une autre courbe, asymptotique, celle de nos réactions face à la peur du danger et de la mort. En 2020, durant une pandémie pourtant prévisible, ou tout au moins envisageable, la réponse institutionnelle est parente de celle de 1919. Voilà qui devrait nous interroger.
Dans un format presque manchon, et pour la petite somme de 3,10 €, les éditions Allia nous proposent un livre à lire d’une traite, lors d’un trajet dans les transports en commun, par exemple. La lecture d’un aller-retour entre pandémie passée et pandémie actuelle. Saisissante lecture.