Anne Bennet, Revoir Benny,
éd. du Cerf, 264 pages, août 2019.
Le père d’Anne
Bennet s’est suicidé à 42 ans, à la toute fin des années 70. Ce père de trois
enfants, vétérinaire en Ardèche, ayant quitté son foyer pour aller vivre avec
une amie de la famille, a laissé derrière lui une énigme. Quarante ans après la
disparition du père, la fille tente de reconstituer le puzzle d’une
personnalité ambivalente. Elle va interroger les membres de la famille, les
amis de toujours, les témoins de jeunesse. Ce qui pourrait n’être qu’une
enquête autocentrée et de peu d’intérêt pour le lecteur, avec pour seul but la
résilience, se révèle comme une histoire passionnante, sans héros, sans
méchant, sans aventure échevelée. Une sorte de roman vrai, éclaté.
Le père d’Anne est
surnommé Benny dans sa jeunesse, à cause de son patronyme qui renvoie à l’artiste
de jazz Benny Bennet. Pour l’état-civil il est Jean, pour quelques membres de
la génération antérieure il est Jeannot. Impossible de cerner vraiment sa
personnalité : il est décrit comme mélancolique et boute-en-train,
indifférent et colérique, consciencieux et distrait. L’une des pistes
conduisant au suicide pourrait être la très mauvaise gestion de son
cabinet : les lettres recommandées ne sont pas ouvertes, la trésorerie
pose problème. C’est là, sans doute, une partie de l’explication. Mais
évidemment, comme pour tout drame de ce type, l’explication n’est pas univoque.
Le couple qu’il forme avec sa nouvelle compagne ne va pas pour le mieux, par
exemple.
Au-delà de la recherche
et de la reconstitution d’une personnalité, Revoir
Benny est une formidable occasion de revisiter la France des années 50 aux
années 80. Les parents d’Anne sont des militants de gauche qui délaissent le
communisme pour adhérer aux idées de PSU. La première défaite de Mitterrand, en
1974, face à Giscard, est vécue comme une injustice. En 1981, Benny est déjà
mort, et sa fille imagine quelle aurait été sa réaction à l’arrivée de la
gauche au pouvoir, même si cette gauche-là avait déjà basculé dans autre chose.
Prolongeant la courbe, Anne Bennet revient sur la défaite de Jospin, l’arrivée
de Jean-Marie Le Pen au deuxième tour des présidentielles, elle s’inscrit dans
le parcours politique familial et nous replonge dans notre passé immédiat. Son
récit personnel est souvent remis en perspective, par le biais de statistiques
sur l’évolution du taux de chômage, l’écart entre les plus bas et les plus
hauts salaires, le taux de suicide parmi les différentes professions.
Et, justement, il
appert que le taux de suicide parmi les vétérinaires est très élevé. Moindre
que chez les agriculteurs, mais bien supérieur à celui des professions
médicales. Le père d’Anne Bennet était vétérinaire en milieu rural, il ne
soignait pas les NAC et les chiens-chiens mais aidait à toute heure de la
journée et de la nuit les vaches à vêler – en étant obligé, parfois, de
découper à l’intérieur de la mère le petit veau mort-né pour le ressortir
morceau par morceau –, mais se voyait obligé de dire à l’éleveur que son
troupeau devait être abattu pour cause d’épidémie… Les vétérinaires, même dans
les villes, sont ceux qui donnent la mort aux animaux, qui les
« piquent ». Ils ont dans leur pharmacie les produits létaux. Comme
pour les policiers qui se suicident avec leur arme de service, les vétos ont la
mort sous la main. Leur propre mort, accessible. Dans son récit, Anne Bennet ne
tranche pas sur les raisons du geste de son père. Elle enquête à au moins deux
niveaux : le familial et le sociologique. Benny apparaît comme un être de
chair, de sang, de sentiments et de contradictions, mais il est aussi envisagé
dans sa globalité sociale, presque emblématique.
Bien entendu, dans
une telle quête menée à la première personne, l’adolescence et la jeunesse de la
narratrice sont aussi au cœur du sujet. Les copines de collège, les années
Podium et le culte de Claude François, le traumatisme de la séparation des
parents et l’autre femme que l’on ne nomme jamais autrement que
« elle », la fascination pour un prof de français au lycée… Puis la
jeunesse parisienne, après la mort du père, la découverte de l’indépendance et
de l’autonomie financière, les concerts d’Higelin, les films avec Philippe
Léotard et Bernard Giraudeau… Là encore, les années sont déclinées sur un mode
personnel qui rend compte d’une réalité parfaitement partageable. C’est là tout
le talent d’Anne Bennet, qui sait nous entraîner dans son histoire singulière et
parvient à poser un regard générationnel sur une époque charnière.
Tout autant que le
parcours d’un homme – le père – Revoir
Benny est le parcours d’une femme – la fille. A part égale, en creux et en
relief, ces deux-là tracent deux routes qui, sans se croiser vraiment, suivent
des lacis complexes, qui dessinent deux portraits. Revoir Benny est un livre de nostalgie et d’allant, un itinéraire
de rencontres balisé par les souvenirs et le présent, incarné. Les amis,
cousins, tantes et oncles visités sont aussi traités comme des personnages,
dans une langue alerte et tenue. On lit l’enquête – la quête – d’Anne Bennet
comme un roman, avec en tête, souvent, les scénarios des films de Claude
Sautet. Voilà un livre touchant et sincère, dont le caractère intime est donné
en partage généreux. Anne Bennet a été comédienne, ouvreuse à l’Opéra,
productrice de cinéma, puis a intégré l’ENA pour devenir haut fonctionnaire. A
ce très beau parcours, on peut ajouter aujourd’hui qu’elle est aussi un écrivain.