Agatha Christie, Trois souris… (Three Blind Mice), 1948, éd. du Masque.
Par deux fois, ces
derniers jours, j’ai entendu parler – à la radio, le matin – de la pièce
d’Agatha Christie La Souricière, à
l’affiche actuellement au théâtre de la Potinière. Ma curiosité a été aiguisée
par une remarque du metteur en scène Ladislas
Chollat : dans la distribution, il ne doit pas y avoir d’acteur très
connu, car on en déduirait immédiatement qui est l’assassin. La réflexion
semblait frappée au coin du bon sens. Je me souviens que la première fois que
j’ai vu l’adaptation cinématographique de Mission
impossible, j’ai dit à mon homme – qui, lui, voyait le film pour la
deuxième fois – « Jim Phelps n’est pas mort, tu penses bien qu’ils ne vont
pas supprimer dès le début du scénario le personnage incarné par John
Voight ». Réflexion idiote, quand on y pense, car le film est réalisé par
Brian de Palma qui, dans Pulsions,
faisait assassiner très rapidement Angie Dickinson…
Bref.
Dans le cas de La Souricière
d’Agatha Christie, non seulement on veille à monter une distribution
passe-partout, mais on demande aux spectateurs de ne pas révéler à leur
entourage qui est l’assassin. Voilà qui rappelle la consigne hitchcockienne
pour Psycho. De toutes façons, dans
une pièce policière, ou un roman policier, ou un film policier, révéler qui est
l’assassin à quelqu’un qui n’aurait pas vu la pièce ou le film, ou pas lu le
roman, relève du crime ou tout au moins du délit. On connaît la blague : une
ouvreuse de cinéma – du temps où il y avait encore des ouvreuses dans les
cinémas – guide un spectateur vers un siège libre, il refuse de lui donner un
pourboire, et elle lui murmure « c’est le facteur qui a fait le
coup ».
Re-bref.
Je découvre que la pièce d’Agathe Christie La Souricière – dont je n’ai jamais entendu parler – est
l’adaptation d’une fiction radiophonique intitulée Three Blind Mice diffusée sur la BBC en 1947 pour l’anniversaire de
la reine Marie. Que le texte de la fiction a été remanié en nouvelle publiée
aux USA dans Cosmopolitan en 1948. Qu’en
1952, la même histoire a été réécrite pour le théâtre avec pour titre Mousetrap, et que depuis la première
représentation, elle est toujours à l’affiche dans le West End, et qu’elle est
la pièce qui compte le plus de représentations consécutives au monde. Je vivais
dans l’idée que le record était détenu par La
Cantatrice chauve de Ionesco, que l’on donne à la Huchette depuis 1957 sans
discontinuer. Wikipédia, qui ne me cache rien, m’enseigne que l’on en était à
27 000 représentations en 2012 pour La
Souricière, et à 19 000 en 2019 pour La
Cantatrice… Je vivais donc avec une idée fausse – ce n’est sans doute pas
la seule, d’ailleurs.
Tout cela est bel est bon, le record de longévité, l’injonction au
silence, et tout ça, mais au fait, que raconte-t-elle, cette pièce ? En
quoi est-elle plus virtuose, ou plus cruelle, ou plus énigmatique, que les
autres textes de la reine du crime ? Je n’ai pas trouvé le texte de la
pièce, il n’existe pas d’enregistrement de la diffusion de la fiction
radiophonique. Je suis donc allée lire la nouvelle Three Blind Mice, tirée du texte pour la radio, et qu’Agatha
Christie a prise comme base pour sa pièce de théâtre. A part un personnage
supplémentaire, rien n’a été modifié, pour le théâtre, de l’intrigue
originelle. Et, vu l’intrigue, on se demande bien en quoi cette histoire
pouvait être un cadeau offert à une reine…
Une pension de famille isolée par une tempête de neige. Un crime commis à
Londres, et sur les lieux du crime, un carnet retrouvé, qui sans doute
appartenait à l’assassin, et sur lequel ne sont écrites que deux
adresses : celle de la victime londonienne, et celle de la pension de
famille. Dans la pension, les propriétaires : un couple accueillant ses premiers pensionnaires, qui ne connaît pas grand-chose à la tenue d’un tel
établissement. Dans la pension, l’arrivée des premiers pensionnaires : un homme
distingué, une femme revêche entre deux âges, un jeune homme efféminé, un
Italien charmeur aux valises bourrées de billets de banque. Un coup de fil de
la police pour signaler qu’un enquêteur est en route pour la pension, à cause
du lien mis en évidence par le carnet avec le crime commis à Londres. Tempête
de neige et isolement, je l’ai déjà dit. L’enquêteur arrive à ski. Le téléphone
est coupé. Voilà pour la mise en place. A la fin du roman, on apprend qui est
l’assassin et c’est, effectivement, une surprise. Agatha Christie a monté une
intrigue redoutable, dont la révélation est plus surprenante, peut-être, qu’à
l’ordinaire. Moins surprenante, toutefois, que celle de La Maison biscornue, il me semble.
Ce qui fait tout
l’intérêt de Three Blind Mice, outre
le destin particulier de la pièce La
Souricière qui lui a servi de base, c’est l’ancrage historique – pour le
lecteur contemporain – qui est un ancrage d’actualité au moment de la
rédaction. Nous sommes en 1947, la guerre est finie depuis peu, on paie encore
en guinées, le marché noir est toujours de mise. Les personnages démobilisés revenus
à la vie civile semblent perdus et se cherchent. L’homme et la femme qui
tiennent la pension sont mariés depuis peu, et comme le fait remarquer
l’enquêteur, il arrive qu’en temps de guerre on épouse une personne dont on ne
sait rien, au fond. Tous les mensonges sont possibles, parce qu’invérifiables. Three Blind Mice, au-delà de la nouvelle
policière, est aussi, aujourd’hui, une nouvelle historique, ou tout comme. Un
texte dans lequel la situation politique, économique et sociale particulière
d’une époque rejaillit sur l’intrigue. N’oublions pas, dans cette petite
présentation, le drame initial : un enfant est mort, dans les années 30,
dans une ferme où il avait été placé avec son frère et sa sœur. Il est mort
d’avoir été maltraité par sa famille d’accueil. Son frère et sa sœur ne sont
pas sortis indemnes non plus de ce placement. Dans cette histoire, bourreaux et
victimes sont également coupables. Et l’aspect historico-social remonte bien en
amont de l’après-guerre.