lundi 25 mars 2019

La vérité sur « Dix petits nègres » de Pierre Bayard


Pierre Bayard, La vérité sur « Dix petits nègres », éd. de Minuit, janvier 2019, 176 pages.

Tout lecteur est un enquêteur. Peut-être pas un grand détective, mais à coup sûr quelqu’un qui s’interroge sur ce que le texte lui donne, et lui cache. Pierre Bayard est un détective hors-pair. Après avoir résolu il y a plus de vingt ans l’énigme du meurtre de Roger Ackroyd, il revient à Agatha Christie pour chambouler l’ordonnancement de la résolution de Dix Petits Nègres. Tout le monde connaît ce roman dans lequel dix cadavres sont retrouvés sur une île qui n’abritait que dix personnes. Ces dix personnes ont été assassinées. Par qui ? Agatha Christie proposait une solution satisfaisante et alambiquée. Pierre Bayard ne se satisfait pas de cette solution qui, à vrai dire, après qu’il nous en a démontré le côté bancal voire artificiel, ne comble pas non plus les lecteurs que nous sommes. Après avoir résumé l’intrigue telle que nous l’avons toujours lue, Bayard en pointe les incohérences, tant dans les situations – la météo, par exemple – que dans la psychologie des personnages.

Pierre Bayard prend un masque, pour sa démonstration. Son essai est rédigé à la première personne du singulier, et c’est le véritable assassin qui s’exprime – dont le lecteur n’apprendra l’identité que dans les toutes dernières pages. Tout essai littéraire, toute critique minutieuse, est une enquête à suspens. Dans La Vérité sur « Dix Petits Nègres » on est donc aussi dans un roman policier, bâti un peu comme Le Meurtre de Roger Ackroyd – l’assassin est le narrateur, enfin, ça, c’était ce que l’on croyait avant que Bayard nous démontre le contraire en 1998. Et c’est là que le lecteur frise le vertige : puisque dans le précédent roman d’Agatha Christie examiné et retourné par Pierre Bayard, le narrateur n’était pas l’assassin, est-on en droit de s’interroger sur la véracité de ce récit de critique policière ? L’assassin, cette fois-ci, est-il bien le narrateur ?

Dix Petits Nègres est une énigme relevant du motif de la chambre close. Bayard dit de l’île du Nègre, dans laquelle se déroule le roman, qu’elle est « l’île close ». Double Assassinat de la rue Morgue d’Edgar Poe ou Le Mystère de la chambre jaune de Gaston Leroux, les lieux clos donnent toujours du fil à retordre aux concepteurs d’énigmes policières. Comment rendre plausible l’impossible ? L’essai de Bayard est dédié à John Dickson Carr, maître ès mystères en lieux clos – le plus impressionnant étant sans doute ce court de tennis boueux sur lequel on retrouve un cadavre étranglé par sa propre écharpe, sans autres empreintes dans la boue que celles du mort. La résolution des ces mystères en lieux clos se doit d’être élégante. Comme se doit d’être élégante la deuxième résolution, celle du critique policier. Pierre Bayard est un critique élégant : il expose les faits tels qu’ils sont donnés dans le roman, il pointe les bifurcations possibles de la résolution sans que le roman soit « forcé », il chemine dans le texte-labyrinthe que l’auteur – Agatha Christie en l’occurrence – s’est efforcé de bâtir à chaux et à sable et démontre que la sortie proposée n’est pas la bonne, qu’il s’agit en fait d’un cul-de-sac. Le critique policier, lui, suit un tout autre fil d’Ariane, et trouve la bonne sortie. Dans tout labyrinthe, il y a une tache aveugle. Dans toutes les énigmes policières, il y a aussi une tache aveugle. Elle peut être structurelle, ou psychologique. Dans le cas de Dix Petits Nègres, elle est les deux à la fois. L’assassin du roman ne peut pas être le véritable assassin – là, on est sur le psychologique. Si l’île ne livre que dix cadavres, c’est donc qu’il y avait plus de dix personnes sur l’île – ça, c’est pour la structure. On n’en dira pas plus, bien évidemment. Mais tout se tient.

L’un des charmes de cet essai est que la voix que l’on entend est celle d’un personnage de roman – l’assassin selon Bayard est l’un des dix hôtes de l’île, mais n’est pas celui désigné par Agatha Christie. Philippe Catherine, dans son discours lors de la dernière cérémonie des Césars, se demandait ce que devenaient les personnages après les films. Pierre Bayard, lui, donne au personnage de roman un statut revendicatif :

« Je me contenterai ici de dire à quel point il m’a toujours semblé étonnant et scandaleux que les personnages de fiction, alors même que chacun leur reconnaît une forme d’existence, ne soient jamais appelés à donner leur sentiment sur les textes dont ils sont l’objet. » (p.22) [1]

La solution proposée par Pierre Bayard est élégante à plusieurs titres : elle est cohérente du point de vue narratif, elle joue sur l’ellipse et non sur le forçage du texte, elle tient le lecteur en haleine jusqu’à la fin de l’essai par l’ambigüité entre le féminin et le masculin – il y a deux femmes et huit hommes sur l’île du Nègre. Pour ce qui est du féminin et du masculin, le récit aurait pu adopter un dispositif de type oulipien [2] mais cela relevait d’un autre exercice de style. Pierre Bayard joue autrement sur l’ambigüité, en alternant la place des deux versions possibles : soit le féminin et sa déclinaison masculine, soit le masculin et sa déclinaison féminine. Il y a, là aussi, un jeu dans l’écriture qui relève de l’élégance.

On recommandera au lecteur de relire Dix Petits Nègres, le roman d’Agatha Christie, avant de commencer la lecture de l’essai de Pierre Bayard. Relire le texte initial permet – alors que l’on soupçonne que l’assassin imaginé par Agatha Christie ne peut pas être l’assassin – de lire le roman policier avec défiance [3]. On n’en sera que plus surpris par la solution proposée par Pierre Bayard. Et l’on s’écriera que, bon sang, ça crevait les yeux ! [4]

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Notes
1 – Cette interrogation du personnage de fiction sur le rôle qu’il tient dans le roman a été magnifiquement exploitée par Miguel de Unamuno dans son roman Niebla (1914).
2 – Cf. par exemple le roman d’Anne Garréta, Sphinx, Grasset, 1986, dans lequel on ne peut déterminer si le narrateur est masculin ou féminin.
3 – C’est ce que j’ai fait, et je suis tombée sur une incohérence. Le général Macarthur est accusé d’avoir envoyé à la mort l’amant de son épouse, et c’est pour cela qu’il a été invité sur l’île du Nègre, car l’assassin selon Agatha Christie a pour but de faire justice à ceux qui ont échappé à la justice. Le général s’était rendu compte de son infortune à cause d’une maladresse de sa femme, qui avait interverti lettres et enveloppes – elle écrivait à son amant et à son époux. Dans le texte d’Agatha Christie, il est dit que le général Macarthur n’a rien dit de cela à son épouse, et qu’il a envoyé plus tard son rival, militaire sous ses ordres, en première ligne pour qu’il soit tué. Mais… le rival en question avait bien dû recevoir, lui, la lettre écrite au mari, puisque les enveloppes avaient été mélangées. Pourquoi ne pas en avoir parlé à sa maîtresse ? Comment celle-ci a-t-elle pu ne pas se méfier de son époux, ensuite, et faire comme si de rien n’était ? Là-dessus, l’enquête reste ouverte…
4 - A propos de crever les yeux… On consultera avec profit et gourmandise le site Intercripol qui propose des enquêtes à ouvrir et mener, parmi lesquelles « Qui a tué Laïos ? » Si Œdipe n’est pas l’assassin de son père, toute la psychanalyse s’écroule… Voilà une enquête d’importance !