Pierre Bayard, La vérité sur « Dix petits
nègres », éd. de Minuit, janvier 2019, 176 pages.
Tout lecteur est
un enquêteur. Peut-être pas un grand détective, mais à coup sûr quelqu’un qui
s’interroge sur ce que le texte lui donne, et lui cache. Pierre Bayard est un détective
hors-pair. Après avoir résolu il y a plus de vingt ans l’énigme du meurtre de
Roger Ackroyd, il revient à Agatha Christie pour chambouler l’ordonnancement de
la résolution de Dix Petits Nègres. Tout
le monde connaît ce roman dans lequel dix cadavres sont retrouvés sur une île
qui n’abritait que dix personnes. Ces dix personnes ont été assassinées. Par
qui ? Agatha Christie proposait une solution satisfaisante et alambiquée.
Pierre Bayard ne se satisfait pas de cette solution qui, à vrai dire, après
qu’il nous en a démontré le côté bancal voire artificiel, ne comble pas non
plus les lecteurs que nous sommes. Après avoir résumé l’intrigue telle que nous
l’avons toujours lue, Bayard en pointe les incohérences, tant dans les
situations – la météo, par exemple – que dans la psychologie des personnages.
Pierre Bayard prend
un masque, pour sa démonstration. Son essai est rédigé à la première personne
du singulier, et c’est le véritable assassin qui s’exprime – dont le lecteur
n’apprendra l’identité que dans les toutes dernières pages. Tout essai
littéraire, toute critique minutieuse, est une enquête à suspens. Dans La Vérité sur « Dix Petits
Nègres » on est donc aussi dans un roman policier, bâti un peu comme Le Meurtre de Roger Ackroyd – l’assassin
est le narrateur, enfin, ça, c’était ce que l’on croyait avant que Bayard nous
démontre le contraire en 1998. Et c’est là que le lecteur frise le
vertige : puisque dans le précédent roman d’Agatha Christie examiné et
retourné par Pierre Bayard, le narrateur n’était pas l’assassin, est-on en
droit de s’interroger sur la véracité de ce récit de critique policière ?
L’assassin, cette fois-ci, est-il bien le narrateur ?
Dix Petits Nègres
est une énigme relevant du motif de la chambre close. Bayard dit de l’île du
Nègre, dans laquelle se déroule le roman, qu’elle est « l’île close ».
Double Assassinat de la rue Morgue
d’Edgar Poe ou Le Mystère de la chambre
jaune de Gaston Leroux, les lieux clos donnent toujours du fil à retordre
aux concepteurs d’énigmes policières. Comment rendre plausible
l’impossible ? L’essai de Bayard est dédié à John Dickson Carr, maître ès
mystères en lieux clos – le plus impressionnant étant sans doute ce court de
tennis boueux sur lequel on retrouve un cadavre étranglé par sa propre écharpe,
sans autres empreintes dans la boue que celles du mort. La résolution des ces
mystères en lieux clos se doit d’être élégante. Comme se doit d’être élégante
la deuxième résolution, celle du critique policier. Pierre Bayard est un
critique élégant : il expose les faits tels qu’ils sont donnés dans le
roman, il pointe les bifurcations possibles de la résolution sans que le roman
soit « forcé », il chemine dans le texte-labyrinthe que l’auteur –
Agatha Christie en l’occurrence – s’est efforcé de bâtir à chaux et à sable et démontre
que la sortie proposée n’est pas la bonne, qu’il s’agit en fait d’un
cul-de-sac. Le critique policier, lui, suit un tout autre fil d’Ariane, et
trouve la bonne sortie. Dans tout labyrinthe, il y a une tache aveugle. Dans
toutes les énigmes policières, il y a aussi une tache aveugle. Elle peut être
structurelle, ou psychologique. Dans le cas de Dix Petits Nègres, elle est les deux à la fois. L’assassin du roman
ne peut pas être le véritable assassin – là, on est sur le psychologique. Si
l’île ne livre que dix cadavres, c’est donc qu’il y avait plus de dix personnes
sur l’île – ça, c’est pour la structure. On n’en dira pas plus, bien
évidemment. Mais tout se tient.
L’un des charmes
de cet essai est que la voix que l’on entend est celle d’un personnage de roman
– l’assassin selon Bayard est l’un des dix hôtes de l’île, mais n’est pas celui
désigné par Agatha Christie. Philippe Catherine, dans son discours lors de la dernière
cérémonie des Césars, se demandait ce que devenaient les personnages après les
films. Pierre Bayard, lui, donne au personnage de roman un statut
revendicatif :
« Je me
contenterai ici de dire à quel point il m’a toujours semblé étonnant et
scandaleux que les personnages de fiction, alors même que chacun leur reconnaît
une forme d’existence, ne soient jamais appelés à donner leur sentiment sur les
textes dont ils sont l’objet. » (p.22) [1]
La solution
proposée par Pierre Bayard est élégante à plusieurs titres : elle est
cohérente du point de vue narratif, elle joue sur l’ellipse et non sur le
forçage du texte, elle tient le lecteur en haleine jusqu’à la fin de l’essai
par l’ambigüité entre le féminin et le masculin – il y a deux femmes et huit
hommes sur l’île du Nègre. Pour ce qui est du féminin et du masculin, le récit
aurait pu adopter un dispositif de type oulipien [2] mais cela relevait d’un
autre exercice de style. Pierre Bayard joue autrement sur l’ambigüité, en
alternant la place des deux versions possibles : soit le féminin et sa
déclinaison masculine, soit le masculin et sa déclinaison féminine. Il y a, là
aussi, un jeu dans l’écriture qui relève de l’élégance.
On recommandera au
lecteur de relire Dix Petits Nègres,
le roman d’Agatha Christie, avant de commencer la lecture de l’essai de Pierre
Bayard. Relire le texte initial permet – alors que l’on soupçonne que
l’assassin imaginé par Agatha Christie ne peut pas être l’assassin – de lire le
roman policier avec défiance [3]. On n’en sera que plus surpris par la solution
proposée par Pierre Bayard. Et l’on s’écriera que, bon sang, ça crevait les
yeux ! [4]
*
Notes
1 – Cette
interrogation du personnage de fiction sur le rôle qu’il tient dans le roman a
été magnifiquement exploitée par Miguel de Unamuno dans son roman Niebla (1914).
2 – Cf. par
exemple le roman d’Anne Garréta, Sphinx,
Grasset, 1986, dans lequel on ne peut déterminer si le narrateur est masculin
ou féminin.
3 – C’est ce que
j’ai fait, et je suis tombée sur une incohérence. Le général Macarthur est
accusé d’avoir envoyé à la mort l’amant de son épouse, et c’est pour cela qu’il
a été invité sur l’île du Nègre, car l’assassin selon Agatha Christie a pour
but de faire justice à ceux qui ont échappé à la justice. Le général s’était
rendu compte de son infortune à cause d’une maladresse de sa femme, qui avait
interverti lettres et enveloppes – elle écrivait à son amant et à son époux.
Dans le texte d’Agatha Christie, il est dit que le général Macarthur n’a rien
dit de cela à son épouse, et qu’il a envoyé plus tard son rival, militaire sous
ses ordres, en première ligne pour qu’il soit tué. Mais… le rival en question
avait bien dû recevoir, lui, la lettre écrite au mari, puisque les enveloppes
avaient été mélangées. Pourquoi ne pas en avoir parlé à sa maîtresse ?
Comment celle-ci a-t-elle pu ne pas se méfier de son époux, ensuite, et faire
comme si de rien n’était ? Là-dessus, l’enquête reste ouverte…
4 - A propos de
crever les yeux… On consultera avec profit et gourmandise le site Intercripol qui propose des enquêtes à ouvrir et mener, parmi lesquelles « Qui a tué
Laïos ? » Si Œdipe n’est pas l’assassin de son père, toute la
psychanalyse s’écroule… Voilà une enquête d’importance !