A l’occasion du
festival Quai du polar, qui se tiendra à Lyon durant le dernier week-end de
mars, je dois rencontrer Marie Neuser. Un peu honteuse de ne rien avoir lu d’elle,
j’ai décidé de lire ses romans dans l’ordre chronologique de publication. Aujourd’hui,
donc, je vais parler des deux premiers : Je tue les enfants français dans les jardins et Un petit jouet mécanique.
Dans Je tue les enfants français dans les jardins
la narratrice se nomme Lisa Genovesi, elle enseigne l’italien dans un collège
marseillais. Son quotidien est épuisant. La classe de 3ème2,
notamment, est ingérable : quatre garçons y font la loi. Parmi les filles,
une élève délurée se prostitue, et une élève dont on comprend que sa famille
l’oblige à porter le voile est la seule qui montre de l’intérêt pour ses
études. Le reste de la classe est une masse indifférenciée. On le sait,
Marseille, contrairement à Lyon ou à Paris, est une ville sans banlieue. Ce que
l’on nomme ailleurs « les quartiers », en opposition à « la
ville », n’a pas cours à Marseille. Le collège de la narratrice est à
l’évidence un collège difficile, qui pourtant est situé à deux pas de la
Canebière et de la mer. L’horizon n’est pas barré par des tours d’immeubles.
Lisa s’interroge sur ce paradoxe : ce n’est donc pas l’environnement
géographique ou social qui, dans ce collège particulier, engendre la violence.
Le climat qui
règne en 3ème2 est excellemment rendu, et il en va de même pour
l’ambiance générale dans le collège. En salle des profs, il y a ceux qui
soupirent ou s’effondrent, et ceux qui paradent. Au bureau de la Vie Scolaire,
un Conseiller d’Education pontifie, nourri des théories de Meirieu, sans doute,
et des diktats des Sciences de l’Education. Mais quand on fait appel à lui pour
régler un conflit dans sa classe, on s’aperçoit qu’il est bousculé et
apostrophé par les élèves dans les couloirs, et qu’il n’a, en fait, aucune
autorité. La situation échappe à tous les adultes du collège : sur
certains élèves, on n’a aucune prise.
Marie Neuser sait
faire monter la tension. Au fil du roman, les drames se mettent en place.
Suicide d’une élève par défenestration. Excréments dans les toilettes des
profs - qui soulèvent bien plus
d’indignation parmi le corps enseignant que le suicide de la jeune fille. Bagarre
au couteau durant un cours. Lisa Genovesi, dont la vie en dehors du collège
devrait être paisible et apaisante, est littéralement bouffée par les heures
qu’elle passe au collège. Son compagnon Pierre, libraire, est attentif et
gentil, tous les deux songent à fonder une famille. Durant un repas entre amis,
la conversation roule, comme toujours quand il y a un prof à table, sur les
avantages du métier d’enseignant, les vacances, le petit nombre d’heures
passées sur son lieu de travail… Lisa trouve la force de répondre calmement et
définitivement à ces lieux communs.
Le couteau de
l’agression en classe sera l’instrument de la délivrance. On n’en dira pas
plus. La résolution du roman est une « solution ». La prof choisit de
sauver sa peau, puisque porter plainte ne rime à rien, et qu’elle n’a pas le
soutien de son administration. L’une des forces de ce roman est l’absence de
morale dans la résolution. Marie Neuser ose conduire sa narratrice jusqu’à
l’inéluctable, et la sauve. Dans un monde de violence, on s’en sort par la
violence.
Marie Neuser est
professeur d’italien. On comprend que dans ce premier roman coup de poing, elle
rend compte d’une expérience personnelle, qu’elle amplifie et dont elle fait
une tragédie sociale contemporaine. Le propos ne serait rien – ou pas
grand-chose – sans une écriture. L’écriture de Marie Neuser est à la fois
détachée – ironique – et impliquée. L’intrigue est serrée, menée au cordeau,
conduite jusqu’à l’épilogue d’une main ferme.
Avec Je tue les enfants français dans les jardins,
on est aux antipodes d’un Jean-Philippe Blondel, par exemple, qui, dans G229 (éd. Buchet-Chastel et éd. Pocket)
met l’accent sur l’émotion que lui procure son métier d’enseignant. Chez Marie
Neuser, l’émotion première de Lisa Genovesi, c’est la peur.
Avec Un
petit jouet mécanique, deuxième roman publié par Marie Neuser, on change
tout à fait d’atmosphère. On n’est plus en cours, on est en vacances. On n’est
plus une adulte aux prises avec les difficultés de son métier, mais une
adolescente qui rêve d’écrire et s’ennuie dans sa famille. La narratrice, Anne
Jorand, revient en Corse dans la maison de ses vacances, qui n’a plus été
habitée depuis l’été de ses seize ans. Avec son compagnon et leur fils de
quatre ans, elle entreprend de remettre la maison en état. En rangeant, elle
tombe sur un petit jouet mécanique, qui fait ressurgir le souvenir de sa nièce.
La plus grande
partie du roman est écrite au vocatif. Le lecteur, happé par ce
« vous » qui l’invite et le soumet, s’identifie immédiatement à
l’adolescente du roman. Adoptant le dispositif narratif de La Modification de Michel Butor, Marie Neuser nous emporte dans un
suspense basé sur les relations-conflits-jalousies entre sœurs, et sur l’ennui
d’étés passés au même endroit, chaque année, depuis des années.
Anne et sa sœur
ont une quinzaine d’années de différences. La narratrice – Anne – a seize ans,
tandis que sa sœur en a trente, et qu’elle est mère d’une petite Léa âgée d’un
an. Anne dessine, lit, écrit, tandis que sa sœur, insaisissable, mère
célibataire à la fois indifférente au sort de sa fille et montrant une angoisse
démesurée au moindre bobo passe son temps à lire des magazines et à se faire
bronzer. Les parents, heureux de cet été passé en famille – ce n’est jamais
arrivé – semblent ne pas bien comprendre ce qui se joue. Car ce qui se joue,
c’est le sort du bébé.
Sans jamais que
l’expression n’apparaisse dans le roman, Marie Neuser articule son intrigue
autour du syndrome de Münchhausen par procuration, cette pathologie
particulièrement terrifiante qui conduit les mères à faire subir des sévices à
leur enfant, à les mettre en danger, pour ensuite se faire consoler par les
soignants. Dans une mise en scène digne de Patricia Highsmith ou d’Alfred
Hitchcock, Marie Neuser fait monter un suspense haletant. La sœur d’Anne :
victime ou bourrelle ? Les parents d’Anne : indifférents ou refusant
d’affronter la réalité ?
Un petit jouet mécanique est une magnifique évocation de l’état d’adolescence :
les aspirations, les doutes, les émois et l’ennui d’une fille de seize ans sur
une plage de Corse. Là encore, le texte tient, au-delà du sujet, par la
maîtrise de l’écriture. On n’oubliera pas de sitôt la description de
l’intérieur de la maison corse, fait de bric et de broc, mais pensé selon un
code couleur radical : les objets rouges dans la chambre rouge, même s’ils
ne s’assortissent pas. Les parents, dans leur rêve de résidence secondaire, ont
installé un bonheur simple et délétère au plein cœur d’un hameau désert,
abandonné. C’est ainsi que se sent Anne, la narratrice qui nous apostrophe avec
sa narration au « vous ». Elle se sent vide et abandonnée, incomprise
et omnisciente. La fin terrible de l’été de ses seize ans semble donner raison
à ses intuitions.
Là encore, en
amplification, le lecteur soupçonne que Marie Neuser utilise des motifs tout
personnels pour bâtir son intrigue. Cette évocation de la plage corse, elle ne
vient pas de sa seule imagination. Et, dans un glissement romanesque ténu, le
lecteur peut déduire que le couple présenté tout au début du roman – Anne, son
compagnon, et le petit Youri âgé de 4 ans – est le prolongement du couple
évoqué dans Je tue les enfants français
dans les jardins. On peut, sans grand risque de se tromper, comprendre que
l’art romanesque de Marie Neuser, dans ces deux premiers romans, consiste à
mettre en forme sur le mode fictionnel des expériences personnelles.
Voilà où j’en
suis, à ce jour, de mon exploration des publications de Marie Neuser. Je
continue mes lectures. Mais d’ores et déjà, je peux affirmer que j’ai découvert
un écrivain – une autrice, comme il sied à présent de dire et d’écrire – que j’aurai
grand plaisir à rencontrer.
*
Je tue les enfants français dans les jardins, éd. L'écailler, 2011 et éd. Pocket.
Un petit jouet mécanique, éd. L'écailler, 2012 et éd. Pocket.