Lionel Shriver, Les Mandible, Une famille, 2029-2047, traduit de l’américain par Laurence
Richard, éd. Belfond, 4 mai 2017, 528 pages.
Roman
d’anticipation ou dystopie économique ? Le nouveau roman de Lionel
Shriver, qui adopte aussi les codes de la comédie familiale, fait en tous cas trembler.
Une fois de plus, Shriver porte un regard aigu sur ce que nous sommes – les
Américains en particulier, mais au bout du compte, tout le monde occidental.
Son roman Big Brother abordait la
malbouffe sous l’angle de la crève-bouffe, et dans Il faut qu’on parle de Kevin, le laisser-aller parental conduisait
au massacre. Dans Les Mandible, nous
faisons un saut de plus de dix ans dans le temps, et nous nous retrouvons en
l’an 29, pas celui de la crise du siècle passé, mais celui de la crise à venir.
Politique-fiction, économie-fiction.
Dans les années
2030, les Etats-Unis sont présidés par un latino, Poutine est encore en poste, la
Chine domine l’économie mondiale, la monnaie de référence est le
« bancor », le dollar ne vaut plus rien. Aux USA, les choux sont
vendus à 40 dollars la pièce, on se précipite au supermarché dès qu’on a touché
son salaire, car l’inflation est telle qu’il ne faut pas attendre, ne serait-ce
un seul jour, pour s’approvisionner. On économise sur l’eau – douche
hebdomadaire, et encore ; vaisselle approximative – et sur le chauffage. Les
WASP perdent tous leurs repères : impossible à présent d’envoyer ses
enfants dans des écoles privées où l’on apprenait l’allemand et la musique de
chambre… voici que les ados des beaux quartiers sont les souffre-douleurs des
élèves des établissements publics, dans lesquels l’enseignement est dispensé en
espagnol. Les jolies têtes blondes n’ont pas le bilinguisme qu’il faut.
Les Mandible sont
une famille. Et l’esprit de famille, en temps de crise, semble la seule valeur
refuge. Lionel Shriver met en scène quatre générations d’Américains bon teint.
L’arrière-grand-père stoïque et sa seconde épouse atteinte de démence sénile
vivent très bien dans une résidence hors de prix pour personnes âgées, mais tout
à coup leur argent ne vaut plus rien. Les générations suivantes, enfants et
petits-enfants, comptaient sur l’héritage, et l’avaient déjà dépensé, ou
investi, par projection. Mais il n’y a plus d’héritage. De manière
incompréhensible, mais sensible au quotidien, les USA ne dominent plus le
monde. L’effondrement de l’économie américaine est symbolisé, dans le roman de
Lionel Shriver, par les prises de décisions successives des membres de la
famille Mandible. Esprit de corps, même si les relations entre les différents
membres de la famille ne sont ni simples ni apaisées. Par un effet boule de
neige, les catastrophes se succèdent, jusqu’à ce que tout le monde ou presque
se retrouve sous le toit de Florence : sa sœur, son mari et leurs trois
enfants ; puis sa grand-tante ; puis son père et sa mère, qui amènent
avec eux la génération précédente qu’ils avaient recueillie. Florence est la
seule à avoir encore un emploi, elle travaille dans un centre d’accueil. Elle
est à elle seule un centre d’accueil. Son fils Willing, véritable héros du
roman, analyse l’effondrement économique du pays à l’aune des chamboulements
familiaux, et anticipe sur les catastrophes à venir.
Les Mandible
est contruit en ellipses et dilatations, avec un talent démoniaque. Certains
chapitres sont entièrement dialogués, rappelant parfois les sorties acides des
textes de Yasmina Reza. C’est dans les dialogues que le lecteur comprend le
mieux les mécanismes économiques qui ont conduit les Etats-Unis à la faillite. Au
sein de chaque foyer les analyses vont bon train, selon des points de vues
pratiques ou théoriques. Le beau-frère de Florence enseigne – enseignait –
l’économie dans une université prestigieuse et se retrouve sur le carreau,
refusant d’admettre que ce qu’il a enseigné est la source du problème. Florence
refuse de mettre à la rue son locataire qui ne lui a pas versé de loyer depuis
des mois – il était fleuriste, et en temps de crise, qui achète des
fleurs ? Willing supporte tant bien que mal la cohabitation avec ses trois
cousins, conscient que cette cohabitation est encore un luxe et que demain, ou
dans quelques mois, ils se retrouveront tous à camper avec les sans-abris.
Le ton adopté par
Lionel Shriver pour décrire la crise est celui de la comédie. Comment traiter
autrement un sujet si sérieux ? A travers des dialogues piquants, qui font
mouche à chaque coup, elle parvient à mettre en relief une psychologie
romanesque qui souligne nos propres mécanismes :
« J’ai dit à l’Arrière-Grand-Homme que quand l’argent qu’on possède est une farce, les gens nous prennent pour des rigolos. Et maintenant, le dollar à son tour est devenu une farce.- Tu as l’impression d’avoir moins de valeur en tant qu’être humain parce que celle du dollar a baissé ?- Dans un sens. Je n’y ai pas vraiment réfléchi. Mais ce qui se passe n’est peut-être pas simplement une question de ce qu’on peut ou non acheter. Peut-être que ça a aussi un impact sur notre perception de nous-mêmes. Comme si on se sentait plus petits. »
Les Mandible
sont aussi une leçon d’économie contemporaine. Le roman permet de remettre les
évidences en perspective :
« C’est l’erreur que tout le monde fait, en pensant que tout est plus cher. En fait, les prix sont les mêmes. Ils n’augmentent pas ; c’est la valeur de la monnaie qui baisse. »
et, plus
loin :
« Il ne s’offusquait pas même de l’expression “faire grâce de créances” pour désigner un passif annulé, qui sous-entendait qu’un prêt était un péché. Qu’est-ce qui clochait en Amérique en ce moment ? Pas l’endettement, mais une incapacité à emprunter, en d’autres termes le manque d’endettement. »
Le roman nous
permet, surtout, de nous pencher sur des mécanismes immédiatement
contemporains. L’économie est la discipline-reine des temps ambiants. Avec
ironie, Lionel Shriver souligne dans Les
Mandible que les écrivains et les enseignants ne comptent pour rien dans la
marche du monde qu’elle envisage pour les années 2029-2047. Le roman permet
aussi – et cela peut se discuter – de constater que les réflexes premiers de
préservation et de solidarité passent par les liens du sang. Florence, en
refusant de laisser tomber un locataire qui ne lui est rien, rien d’autre qu’un
frère en humanité, dépasse les attendus premiers. Mais c’est bien l’héritage et
le patrimoine que les Mandible s’emploient à sauver : un coffret d’argenterie
renfermant des couverts frappés d’un monogramme surnage de la complète
débandade économique de la famille. Avec un comique de situation ravageur,
Lionel Shriver fait d’une pince à asperges – une pince à asperges ! – une
arme dérisoire. Il faut dire que les couteaux de la ménagère sont émoussés…
La dernière partie
du roman envisage la crise consommée et l’ordre économique remis sur d’autres
rails. Aspiration au sommeil et à l’apathie, implants électroniques et contrôle
des dépenses, sécession d’un état américain, mur infranchissable entre les USA
et le Mexique – que l’on tente de franchir à rebours de ce que nous connaissons
actuellement – : les adolescents qui ont traversé la crise sont devenus
les adultes à peu près résignés d’une société qu’ils n’ont pas bâtie, et dans
laquelle ils ne se débattent pas. L’un des rôles de l’écrivain est sans doute
de pointer au plus près, en prenant des chemins qui bifurquent (remontée dans
le temps ou anticipation, ici), nos évidences et nos égarements contemporains. Lionel
Shriver fait référence à l’Histoire – l’impression des deutschemarks sur une
seule face, par exemple –, aux réflexes civilisationnels de famille et de
tribu, aux angoisses immédiates de domination asiatique et slave, au ressort d’évidence
de l’agriculture comme moyen de survivre, pour bâtir un roman qui interroge et
dérange.