dimanche 11 juin 2017

Bruit de fond de Don DeLillo

Don DeLillo, Bruit de fond (White noise, 1984 ? 1985 ?), traduit de l’américain par Michel Courtois-Fourcy, éd. Stock, 1986 et éd. Actes Sud, collection « Babel », 1999.
  
Je crois bien que j’ai commencé tous les romans de Don DeLillo, et que je les ai tous laissé tomber à un moment ou à un autre de ma lecture, car je m’y ennuyais ferme, et n’y trouvais pas mon compte. J’avoue que dans sa grande majorité, la grande littérature américaine contemporaine me fait d’ailleurs cet effet-là, à part quelques romans de Philip Roth et de Paul Auster, dévorés en leur temps – et que je ne relirais pas aujourd’hui. J’ai essayé, pourtant. Persuadée de passer à côté de « quelque chose » qui ne m’attirait pas, j’ai entamé des Thomas Pynchon, des Russel Banks, des James Slater, des John Fante, des Saul Bellow. Mais, bon, on ne peut pas passer sa vie de lectrice à se forcer à lire ce qui doit, soi-disant, être lu. Ma littérature américaine tient en quelques noms : Joyce Carol Oates (pour tout), Donna Tart (pour tout, itou), Siri Hustvedt (surtout pour Tout ce que j’aimais)… Oui, ce sont trois femmes… et je m’aperçois que j’ai oublié de mentionner Joyce Maynard, qui n’a pas son pareil pour évoquer l’adolescence. Et puis j’ajouterai Stephen King et son pote Peter Straub (pour l’ensemble de leurs œuvres, respectives et à quatre mains)…

J’ai bien conscience que ce préambule est un peu brut, qu’il ne fait qu’étaler ma méconnaissance de la sphère littéraire nord-américaine (par exemple, je n’ai pas mentionné l’école du Montana, et même si je sais qu’il existe, ce courant-là, ça ne me fait pas envie ; de la même manière, j’ai oublié de mentionner Bret Easton Ellis et Chuck Palahniuk, j’ai essayé aussi, mais non, ce n’est pas pour moi. Et j’ai lu quelques romans de Toni Morrison, que j’ai appréciés).

Trop long préambule, donc.

Bruit de fond de Don DeLillo, j’y suis arrivée par la bande, comme on dit au billard. Il se trouve qu’un des romans de la rentrée littéraire d’août 2017, dont je ne parlerai pas ici par souci de suspens, fait référence implicitement à ce texte. Le roman de la rentrée, qui a atterri dans ma boîte analogique au début du mois de juin, je l’ai littéralement dévoré. Et, du coup, j’ai eu envie de retourner à ce DeLillo qui me tombait des mains. Eh bien… Bruit de fond m’a enthousiasmée, pour toutes sortes de raisons, différentes et non convergentes.

Le recul, tout d’abord. Le livre a été publié en 1984 ou 1985 (je n’arrive pas à trouver la date exacte), un peu avant l’accident de Tchernobyl, donc. Et quelques années avant que Michel Houellebecq ne publie ses premiers romans. Houellebecq, c’est à lui que j’ai pensé immédiatements en lisant DeLillo : cette façon ironique et pointue de regarder une société vaine où jamais le silence ne se fait, dans laquelle le bruit de fond est réellement un bruit blanc. Et cette obsession des supermarchés chez l’un comme chez l’autre (chez DeLillo, c’est l’ado, à la caisse, qui devient un personnage à part entière, alors qu’il n’est que mentionné à la marge, il est celui qui range les emplettes des clients dans deux sacs, le deuxième servant de renfort au premier – sacs en papier, nous le savons par la TV et les séries US, ce n’est pas précisé dans le texte). Et cette dissection de la vie contemporaine.

Reprenons.
Jack enseigne dans une université. Il est marié à Babette, ils ont à eux deux une ribambelle d’enfants, en commun ou issus de mariages précédents. Un nuage toxique les surprend dans leur routine. Evacuation. Interrogations. Jack est sorti de la voiture pendant que le nuage délétère faisait son œuvre, là-haut : il fallait faire le plein d’essence pour évacuer femme et enfants. Va-t-il mourir ? Tout le monde meurt, c’est connu. Jack va-t-il mourir de ça ? Du nuage ? Dans une discussion avec son collègue Murray, à la toute fin du roman, et dans une consultation médicale, quelques pages en arrière, toute l’angoisse de l’homme banal apparaît via Jack. Chez Houellebecq, comme dans ce roman de DeLillo, c’est avant tout la posture ontologique du personnage qui est mise en perspective. Du personnage masculin. Babette, l’épouse de Jack, évoque la « biologie des mâles ». Et pendant ce temps, pendant la discussion ontologique, magnifiquement conclue par Murray après que Jack lui a expliqué qu’il a passé des examens et qu’il souffre sans doute d’une « grosseur confuse » par cette sortie implacable : « je préfère que ce soit vous plutôt que moi », les bruits de fond s’amplifient, signes que nous sommes dans le grand théâtre du monde. Un théâtre sans réplique pré-écrite, sans génie contemporain pour démonter et contrecarrer l’assertion shakespearienne du bruit et de la fureur, de l’idiot et de l’insignifiance (1).

Les enfants de Jack et de Babette sont individualisés, chacun fait montre d’une personnalité intrinsèque : il y a l’angoissée, la téméraire, le bambin qui ne sait pas encore s’exprimer alors qu’il a passé l’âge du babil, l’ado qui sait tout et le fait savoir… Il y a aussi le copain de l’ado omniscient, qui veut battre un record et entrer dans le livre du même nom : il s’agit de passer plusieurs dizaines de jours dans une cage scellée remplie de serpents venimeux. La mort, là encore, qui plane. Que l’on redoute ou que l’on recherche, qu’il faut vaincre ou convoquer. Tout ça pour quoi ?

Là encore, c’est Murray – le collègue de Jack –, celui qui dispense à l’université des cours portant sur Elvis Presley ou les accidents de voitures dans les films, qui fait l’analyse la plus ravageuse et la plus comique, au sens de l’humour noir : le monde se divise entre tueurs et moribonds. Choisis ton camp, camarade ! Tu es sûr que tu vas mourir ? (et qui ne l’est pas ? à part cet enfant qui refuse d’apprendre à parler, et donc d’apprendre quelle est sa condition de mortel…) Eh bien, deviens un tueur ! Mais Murray de nuancer : « Je ne suis qu’un maître de conférence. Je m’intéresse avant tout à la théorie ».

Cette discussion entre universitaires « bon teint » est un bruit de fond de plus dans un roman extraordinaire, qui brasse ce que l’humain refuse et accepte. En 1984-1985 (mais quelle est la date exacte, bon sang, de la première publication du roman de DeLillo ?) la référence aux selfies,  aux réseaux sociaux, à la société connectée et aux réalités virtuelle ou augmentée était impossible. Le téléphone remplace – anticipe ? – dans le roman un bruit de fond autrement contemporain. Mais la mort, elle, palpite toujours.

*

NB : Evidemment, je ne fais pas référence dans ce tout petit article, au motif qui m’a conduite à m’intéresser au roman de Don DeLillo. Pour cela, il faudra attendre la rentrée littéraire.
NB 2 : J’ai dans l’idée que je m’en vais réessayer de lire Outremonde… Avec Bruit de fond, DeLillo m’a convaincue de m’intéresser de plus près à ses autres romans…

*
Notes
1 - La vie n’est qu’une ombre qui passe, un pauvre acteur
Qui se pavane et s’agite durant son heure sur la scène,
Et qu’ensuite on n’entend plus. C’est une histoire
Racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur,
 Et qui ne signifie rien.

 (William Shakespeare, Macbeth)