Eric Pessan, La Nuit du second tour,
éd. Albin Michel, avril 2017, 174 pages.
La nuit dont il
est question dans le titre, et qui sert de diégèse au roman, est bien celle à
laquelle nous pensons ce soir (à l’heure où j’écris ces lignes, le samedi 6 mai
vers 18h00), c’est-à-dire la nuit de demain, celle du 7 au 8 mai 2017. Dans La Nuit du second tour, le résultat des
élections présidentielles est tombé et c’est un parti d’extrême droite qui
arrive au pouvoir en France. Le roman s’ouvre sur diverses scènes enchaînées
sans ponctuation entre les paragraphes, montrant la détresse et le désespoir.
Les hashtags #révolte et #résistance envahissent les réseaux sociaux.
Résolument, Eric Pessan choisit de montrer les vaincus. Les vainqueurs, il les
évacue ainsi de son histoire : « il y en a d’autres ce soir qui font
la fête. Statistiquement, ce sont les plus nombreux, mais ils n’ont aucune
place dans ce livre. »
Dans une ville
soumise aux émeutes et aux pillages, David erre, en pleine désorientation. Le
résultat des élections l’a poussé dans une salle de cinéma. Lorsqu’il ressort
de la séance, sa voiture a été incendiée, il n’a plus sur lui que quelques
pièces de monnaie. Durant cette nuit particulière, il va traverser la ville et
faire quelques rencontres, se délester de ses quelques derniers euros et de sa
parka, comme s’il semait sa vie dans des gestes ultimes de dépouillement. Sa
vie, de toute façon, il la traînait comme un fardeau. Déconsidéré au travail,
dédaigné par sa hiérarchie, heures supplémentaires non payées : David ne
remâche pas la violence de son quotidien, il en prend tout à coup terriblement
conscience. Et Mina lui manque, alors qu’ils sont séparés depuis un an et demi.
Mina, elle, a
décidé de ne rien savoir du résultat des élections. Elle s’est embarquée sur un
cargo où elle est pratiquement la seule passagère. Direction :
Pointe-à-Pitre. Au beau milieu de l’océan, impossible d’avoir du réseau pour
recevoir des notifications sur son téléphone. Elle se laisse tanguer et rouler,
apprivoise son mal de mer et tente de lire Don
Quichotte, mais l’immensité de l’océan est comme l’immensité de l’espace,
une sorte de vide sidéral qui la conduit à écouter son corps malmené, et à
ressentir des émotions qu’elle croyait avoir oubliées.
Eric Pessan construit
son roman sur quatre niveaux qui s’interpénètrent, le cargo et la ville, David
et Mina. Les actions de David suscitent des réactions chez Mina, sans que ni
l’un ni l’autre n’en ait conscience – évidemment, puisqu’ils ne peuvent
communiquer – ni simplement l’intuition. Leur histoire est finie depuis
longtemps. Pourtant…
La Nuit du second tour est de ces romans qui entremêlent l’histoire collective et
le destin particulier des personnages. David et Mina ne sont pas parties
prenantes des événements qui secouent le pays. Ils n’en sont même pas des
seconds rôles. Lui est un pion dans la foule, elle un point sur l’océan. Ces
destins minuscules ne sont ni héroïques ni emblématiques. Toutefois cet homme
dans la ville et cette femme sur l’océan prennent conscience de ce qu’ils sont
et de ce qu’ils veulent et vont être, durant une des grandes nuits de l’Histoire.
A l’image de leur « petite » histoire, les hashtags des réseaux
sociaux passent de #révolte à #espoir.
Voilà un roman qui
se lit d’une traite, comme en apnée. Une fois que la nuit du second tour sera
passée – c’est-à-dire dans quelques dizaines d’heures – on s’intéressera encore
à ces « petits » destins. Car la victoire de l’extrême droite n’est
pas le sujet, mais le décor spectaculaire – et on l’espère, dystopique – d’une
histoire d’amour.