Regards croisés
Un livre, deux lectures – en collaboration
avec Virginie Neufville
Jessie Burton, Les Filles au lion
(The muse), traduit de l’anglais par
Jean Esch, Gallimard, mars 2017, 496 pages.
« Une
œuvre d’art qui a survécu à la guerre civile en Espagne et à une guerre
mondiale, et que l’on retrouve dans une maison du Surrey, voilà qui ouvre tout
un tas de possibilités. »
J. Burton, Les Filles au lion
Jessie Burton nous
raconte l’histoire d’un tableau. Et à travers cette histoire, elle développe le
thème de la création artistique et celui de la place des femmes dans l’histoire
de l’art. Ce tableau, elle nous le décrit si précisément que nous pensons le
connaître, l’avoir vu et détaillé :
« Le sujet
était à la fois simple et difficile à déchiffrer : d’un côté, une fille
tenant la tête sans corps d’une autre fille entre ses mains, et, de l’autre, un
lion, assis, hésitant à bondir sur cette proie. Cela faisait penser à une
fable. […] Les couleurs de la partie inférieure de l’arrière-plan évoquaient
dans mon esprit un portrait de cour de la Renaissance, un patchwork de champs
jaunes et verts de toutes sortes, et ce qui ressemblait à un petit château
blanc. Le ciel était plus sombre et moins sagement composé ; il y avait
quelque chose de cauchemardesque dans ses indigos meurtris. »
C’est ainsi que le
tableau nous est présenté par Odelle, une jeune femme noire de Trinidad et
Tobago qui travaille dans le milieu de l’art, à Londres. Nous sommes en 1967.
Odelle va vivre une histoire d’amour avec le propriétaire du tableau, Lawrie.
Ce dernier a reçu cet étrange tableau en héritage de sa mère, qui s’est
suicidée quelques jours plus tôt. Il voudrait le faire estimer, et peut-être le
vendre.
Jessie Burton nous
fait entrer directement dans le cœur de l’histoire de ce tableau, mais cela,
nous ne le saurons qu’à la fin de notre lecture, quand tous les personnages
auront livré leurs secrets. Les Filles au
lion est roman que l’on dévore à belles dents, à l’inverse du lion du
tableau qui refuse de dévorer la jeune fille qu’on lui offre. Les lions qui
refusent de dévorer les jeunes filles qui leur sont offertes courent les
légendes des premiers Chrétiens. Sainte Blandine, à Lyon, par exemple. Ou santa
Rufina, patronne de Séville avec sa sœur santa Justa. C’est justement en
Espagne que nous entraîne Jessie Burton, pour un récit parallèle à celui
d’Odelle. Les différents épisodes alternent : Odelle nous raconte son
histoire dans le Londres de 1967, tandis que, dans un récit à la troisième
personne, nous sommes transportés dans l’Andalousie de 1936, au seuil de la
guerre civile espagnole. Là, un directeur de galerie viennois, son épouse Sarah
et sa fille Olive, se sont installés pour quelques temps dans une grande ferme.
Olive a 19 ans et ne rêve que d’intégrer une école d’art, dans laquelle elle a
d’ailleurs été admise. Mais elle n’ose pas en parler à son père. Olive veut
peindre. Et Olive va peindre. C’est là le début de l’histoire du tableau.
L’intrigue des Filles au lion repose sur deux ou trois
retournements qu’il est impossible de révéler ici. Mais au-delà du suspens
proprement dit, le roman, qui fonctionne comme une mécanique parfaite, révèle
des correspondances de situation entre la période espagnole et la période
londonienne. Les deux jeunes héroïnes, Odelle et Olive, brûlent du même feu
créatif : l’une écrit, l’autre peint. Odelle n’est pas sûre d’elle, alors
qu’Olive a l’intuition immédiate que sa peinture est déjà celle d’un grand peintre. Toutes les deux
sont amoureuses – Odelle de Lawrie, et Olive d’Isaac Robles, un révolutionnaire
espagnol, peintre lui aussi. Ces deux créatrices savent que les écueils vers la
reconnaissance de leur art sont nombreux : Odelle est noire dans une
société anglaise qui sursaute à la vue d’un couple mixte ; Olive est une
toute jeune femme qui veut s’affirmer dans le domaine de la peinture, domaine
dont les femmes sont pratiquement absentes depuis la nuit des temps. Leur
percée dans le monde de leur art respectif prend deux routes différentes :
Odelle, peu sûre d’elle, est aidée, et presque maternée, par la mystérieuse
Marjorie Quick qui est sa supérieure dans l’institution d’art pour laquelle
elle travaille ; Olive, de son côté, trente ans auparavant, décide seule
du sort qui sera réservé à ses tableaux. Elle, elle sait que si l’on ne force
pas le destin, il ne se passe rien.
Le roman de Jessie
Burton brasse plusieurs thèmes. Celui de la place des femmes dans l’art est
prépondérant. Celui du processus de création est également important : Odelle
est poussée à écrire par Marjorie Quick, et la nouvelle qu’elle dépose sur son
bureau un matin est tirée d’un épisode comique survenu alors que la jeune noire
était vendeuse de chaussures ; Olive trouve sa « manière » de
peindre sous le ciel espagnol, exaltée par son amour pour un bel andalou. Le
racisme dans les années 60, le début des horreurs de la guerre d’Espagne et
l’allusion à celles de la seconde guerre mondiale (« Hitler, voilà ce qui
lui est arrivé. Comme à nous tous » s’écrie le beau-père de Lawrie face à
Odelle, en 1967) sont des thèmes seconds, mais primordiaux pour le déroulé du
roman. Autre thème abordé, et peut-être insuffisamment déployé :
l’interprétation des œuvres d’art. Le tableau de la jeune fille tenant entre
ses mains la tête d’une autre jeune fille tandis qu’un lion placide observe la
scène est interprété de différentes façons : portrait d’une mère et de sa
fille, allégorie de la barbarie… Le thème de Santa Rufina, qui est pourtant le
motif premier exploité par le peintre, après Velazquez et Murillo entre autres,
n’est que peu discuté. Et moins encore discutée, ou décelée, la projection
intime : la jeune fille du tableau tient-elle entre ses mains sa propre
tête, ou celle d’une autre jeune fille ? Et qui a posé pour ce
tableau ? Jessie Burton évoque, à la marge, le décryptage impossible d’une
œuvre d’art, et la projection biaisée du spectateur.
Les Filles au lion
est un roman féministe, dans le sens où les femmes, qui en sont les personnages
principaux, luttent chacune à sa façon pour faire entendre une voix. Celle du
refus de l’abdication de sa foi (santa Rufina) ; celle de l’affirmation de
la création (Odelle et Olive) ; celle de la dépression (la mère d’Olive) comme
symptôme d’une féminité cantonnée à la beauté et à la lecture de Vogue (voilà qui nous renvoie à santa
Rufina et à son refus d’honorer Vénus) ; celle de Marjorie Quick qui dessine
dans l’ombre la trajectoire d’Odelle et d’Olive ; sans oublier celle de Peggy
Guggenheim, la mécène.
NB : Nous
laissons au lecteur le soin de découvrir, au fil du web, la légende de santa
Justa et santa Rufina, patronnes de Séville, que nous ne faisons qu’aborder
ici.