Jean Claude Bologne, Histoire du coup de foudre,
éd. Albin Michel, 320 pages, 2 février 2017.
Jean Claude
Bologne n’a pas son pareil pour rendre claires et accessibles les bases de
notre culture occidentale. Dans son nouvel essai, il se penche sur le coup de
foudre, cet état de pétrification amoureuse immédiat qui ne s’énonce ainsi
qu’en français, quand les autres langues se réfèrent à la vue, le sens le plus
noble (1). L’expression « coup de foudre » apparaît en français au
XVIIIe siècle (en 1741 exactement), et il découle de l’
« étonnement », mot qui contient déjà en lui le
« tonnerre ». Tomber amoureux tout d’un coup, c’est comme le ciel qui
se déchirerait. Un météore. Une allusion à la météorologie.
« Je le vis,
je rougis, je pâlis à sa vue. » Chacun connaît ce vers. Même si Phèdre est
tout entière la proie de Vénus puisque la déesse ne se sert de la belle-mère
que pour punir le beau-fils, cette définition poétique du coup de foudre donnée
par Racine, alors que l’expression n’existe pas encore, dit tout du
bouleversement : les contraires fusionnent – la pâleur du blanc et le
rouge qui est la couleur par antonomase –, la vue est le sens premier de
l’émoi. Les Grecs classaient les cinq sens hiérarchiquement : la vue,
l’ouïe, l’odorat, le goût et le toucher. Du plus éloigné à celui nécessitant le
rapprochement le plus intime. Jean Claude Bologne décrypte ainsi pour nous l’histoire
d’amants et amoureux emblématiques, qui suit très exactement la hiérarchie
d’Aristote (2) :
« On
reconnaît dans ce processus les trois scènes clés de Roméo et Juliette : l’apparition de Juliette au bal des
Capulet (la vue), la scène du balcon (l’ouïe, puis le baiser), la chambre à
coucher (le toucher). Le stade ultime est fortement stigmatisé lorsqu’il n’est
pas consacré par le mariage. » (p. 25)
L’histoire du coup
de foudre remonte à… Ramsès II, tombé amoureux, nous dit la chronique –
chronique inscrite sur les temples, y compris celui d’Abou Simbel consacré au
Pharaon et à son épouse Nefertari, laquelle n’est pas l’objet de cet
énamourement soudain – d’une jeune princesse hittite. La légende égyptienne a certes
pour but de consolider des alliances politiques, mais la légende est jolie. Là
encore, c’est la vue qui est le sens premier. Bologne décline les coups de
foudre visuels à travers l’Histoire, expliquant que la beauté est tout d’abord
un signe de grâce divine. Pour ensuite retourner le motif, via Balzac. Dans La Peau de chagrin, le héros est
angoissé à l’idée de désirer une femme, car sa vie serait amputée de quelques
années. Il s’efforce de ne pas regarder lorsque les murmures admiratifs d’un
public de théâtre lui laissent à penser qu’une beauté s’approche. Peine perdue.
Il est séduit, immédiatement, par le bruissement de la soie d’une robe et
l’effleurement d’une chevelure. Là, Aristote est battu, la vue n’est plus le
sens premier. Mais l’embrasement survient tout de même.
A l’instar de
Ramsès II et de la princesse hittite, les coups de foudre historiques sont
souvent des coups politiques, réarrangés, romancés par la chronique pour faire
correspondre intérêt de l’état et romance chez les puissants, histoire de faire
chavirer le peuple. Attardons-nous cependant sur l’histoire de la Grande
Mademoiselle (= la Duchesse de Montpensier) et du duc de Lauzun. Coup de
foudre. Marcel Pagnol, dans Naïs,
raconte cette histoire sous l’angle du bossu. Parce qu’on ne tombe pas forcément
en amour immédiat, soudain et définitif, par la vue et le choc de la beauté. Le
héros de la Peau de chagrin en est un
exemple, déjà cité. Un autre exemple est celui de la marquise Du Deffand et
d’Horace Walpole : l’aveugle et le contrefait. Le sens de la vue n’entre
pas en compte dans cette histoire d’amour. Le coup de foudre, immédiat,
irrémédiable, a d’autres causes, d’autres fondements.
Peut-on provoquer
un coup de foudre ? S’en remettre à la magie ? Tristan et Iseut sont
là pour le prouver. Le philtre destiné aux futurs époux légitimes (Iseut et le
roi Marc) est absorbé par ceux qui ne devraient pas le boire. Mais, pourquoi
concocter un philtre pour de futurs époux ? Et pourquoi ce philtre ne
devait-il être efficient, selon certaines versions, que durant trois ans ?
L’amour dure trois ans, a-t-on appris récemment. Les chroniques médiévales en
avaient déjà l’intuition. Ou plutôt, les chroniques médiévales s’appuyaient sur
les impératifs de gouvernement : un roi amoureux plus de trois ans se désintéresserait
de la bonne marche de son royaume. Il y a un temps pour tout : un temps
pour aimer, et un temps pour gouverner. La limite temporelle du philtre d’amour
destiné au roi Marc avait une dimension politique…
Jean Claude
Bologne décortique le coup de foudre selon l’angle historique et romanesque.
Et, ce faisant, il inscrit le roman dans l’Histoire, en passant par le
personnage de Perceval. Perceval, premier véritable héros romanesque, dont la
trajectoire psychologique influe sur le cours littéraire. L’avènement du roman
passe par la prédominance de la psychologie du héros sur les canons établis de
la structure. Autrement dit : c’est avec Perceval, ses atermoiements, ses
décisions et ses repentirs, que le roman prend son essor, qu’il dévie de la ligne
tracée des aventures enchainées où la psyché n’intervient pas. Et dans les
aventures de la psyché, le coup de foudre a toute sa place. Une place
sentimentale, psychologique et politique.
Jean Claude
Bologne nous offre, avec L’Histoire du
coup de foudre, un voyage érudit et complice, qui ne se borne pas à l’amour
sensuel. L’amour immédiat, inconditionnel et ravageur sait dépasser l’alchimie sensuelle.
On peut avoir le coup de foudre pour un tableau, un roman, pour toute œuvre
artistique. On peut tomber en amour d’amitié, comme Montaigne et la Boétie. On
peut en passer par l’expérience mystique pour atteindre ce degré supérieur de
compréhension du monde : la sidération, la pétrification, un état de connaissance
absolue et soudaine qui passe par la vue, la chair, ou ce « no sé
qué » inexprimable de Jean de la Croix. Le coup de foudre, ce météore délicieux.
*
Notes
1 – Love at first sight, amor a primera vista, etc.
2 – On
considèrera, à l’aune de la hiérarchie aristotélicienne, ce que le voile
intégral induit de passion brimée et « non suscitable » :
comment avoir le coup de foudre pour une femme dont on ne distingue ni le
visage ni le corps…