Michel Moatti, Tu n’auras pas peur,
HC éditions, 16 février 2017, 480 pages.
Un bon polar est
toujours le reflet d’une époque. Les enquêteurs doivent être plus intéressants
que le meurtrier et le décor, qui a son importance, doit permettre l’immersion
dans une géographie et une sociologie particulières. Voilà les bases. Qui
donnent, bon an mal an, des romans policiers honorables. Michel Moatti, parce
qu’il est également enseignant-chercheur en sociologie des médias à
l’université Paul Valéry de Montpellier, utilise les codes du genre dans Tu n’auras pas peur pour y instiller une
réflexion sur les médias d’aujourd’hui, le web journalisme et l’immédiateté de
l’information. Voilà qui distingue ce roman de la production ambiante.
Nous sommes à
Londres, en plein Brexit. Lynn Dunsday travaille pour un site d’information
internet. Elle a une trentaine d’années, carbure à l’alcool dès avant le
déjeuner, et, rapide comme l’éclair – informée par un réseau souterrain de
trackers nommé Pierre de Lune – devance régulièrement les autres journalistes
sur les scènes intéressantes. Le 24 janvier, à 6 h 49, elle reçoit une alerte
sur son téléphone : « Corps immergé à Crystal Palace. Bizarre.
Probabilité meurtre. Police sur le site. SCDI en attente. DU
LOURD !!! » Elle se rend sur place très vite, et retrouve sur la
scène de crime un ancien journaliste du Guardian,
Trevor Sugden, qui écrit à présent dans un petit quotidien au format non
canonique. Le duo d’enquêteurs est formé : la jeune femme et le vieux
journaliste proche de la retraite. Une tendresse particulière unit les deux
personnages, qui tient autant à leur solitude respective qu’à l’idée qu’ils se
font de leur métier.
Le cœur de
l’enquête ? Oh, rien que de très banal dans la littérature de serial
killers : un frappadingue reconstitue les morts violentes les plus
spectaculaires : Otis Redding sur son siège d’avion ; telle victime
de Sonora, au Mexique, dont on a découpé le visage au cutter, etc. Le meurtrier
filme ses meurtres, et balance les vidéos sur le Dark Net.
« L’autre
face de son action, c’est sa publicité : il veut que son œuvre soit connue
et reconnue. Il présente son travail, c’est à la fois son pressbook et une
sorte de conférence virtuelle qu’il adresse à son public…
- Vous voulez dire
un de ces trucs comme ce que les geeks appellent des keynotes ? demanda
Andy. Un rendez-vous régulier où l’on expose et commente ses dernières
créations ?
- Exactement, fit
Trevor. »
Mais, comme le
personnage interprété par Kevin Kline l’explique à Marie Elizabeth Mastrantonio
dans January man (film de Pat
O’Connor, 1989), le meurtrier n’est rien ni personne. Un type sans importance.
Qui sème la mort et se croit un héros des temps modernes, mais qui, dans
l’économie générale du polar, n’est là que pour mettre en relief la
perspicacité, le courage et la volonté des enquêteurs – en marge de l’enquête
officielle –, et permettre que se nouent entre eux des relations autres, et
autrement plus sensibles.
C’est exactement cette
voie qu’explore Moatti dans Tu n’auras
pas peur. Lynn Dunsday vit une histoire d’amour avec un inspecteur chargé
de l’enquête, et une histoire d’amitié à la vie à la mort avec Trevor Sugden,
le journaliste de presse écrite. Lynn est une fille qui ressent tout à fleur de
peau, qui avance, fonce même, avec au cœur la rage d’être la première sur le
coup, sur le scoop, mais qui dans les articles qu’elle met en ligne à partir de
son smartphone, s’adresse à son lecteur en le tutoyant et en l’embarquant dans
son enquête et dans ses ressentis. C’est une sensible. Les articles qu’elle
publie font partie de la narration. Sugden, lui, n’a pas accès à cette
immédiateté de la diffusion de l’information. Il reste de la vieille école,
même si la chasse au scoop le tenaille lui aussi. Et il n’en est pas moins
sensible.
Tu n’auras pas peur
est un polar d’immédiate actualité bâti sur un canevas éprouvé, qui a fait ses
preuves. L’intérêt du roman repose sur la mise à plat de notre propre accession
à l’actualité. Sommes-nous consommateurs de scoops ? Réagissons-nous au
buzz de manière émotive ? Et quid des journalistes, de leur déontologie et
de leur faim de scoops ? Symboliquement, par l’agonie de Sugden et
l’aspiration épisodique de Lynn à une vie rangée, Moatti expose les deux versants
de la course à l’info, qui se rejoignent. Info dont nous sommes les
consommateurs avides. Et peu avertis, au fond.
Tu n’auras pas peur est
un polar exemplaire, qui permet au lecteur de s’interroger sur sa propre
attitude dans la vraie vie. Michel Moatti, comme son personnage Lynn Dunsday, apostrophe
lui aussi son lecteur. En sourdine. Un très bon livre, qui sous les dehors du
polar haletant, pose les vraies questions de notre rapport à l’information.