Apulée #2, revue annuelle, éd. Zulma, 16 mars 2017,
448 pages.
La revue Apulée en est à sa deuxième livraison.
Revue annuelle « de littérature et de réflexion », comme l’indique le
sous-titre, elle s’organise autour de sujets méditerranéens, mais s’élargit à
d’autres territoires. Le thème de cette seconde livraison est « De
l’imaginaire et des pouvoirs ». On décèle d’emblée, dans ce presque
oxymore, une volonté de syncrétisme, et comme dans un produit en croix, le
lecteur est invité à s’interroger sur la littérature du pouvoir et la réflexion
sur l’imaginaire. Ou sur l’imaginaire de la réflexion et le pouvoir de la
littérature. Sous l’égide d’Apulée, la revue invite à la métamorphose et à la
philosophie – fiction et réflexion. C’est là un dessein ambitieux, de poète et
de penseur. Hubert Haddad, rédacteur en chef, compose une revue qui lui
ressemble : universelle dans le propos, exigeante dans la teneur, et terriblement
humaine.
Une revue annuelle
se lit sur le long terme. Car on ne feuillette pas Apulée, on s’y plonge durablement, avec des moments de pause,
nécessaires pour que la réflexion fasse son chemin et l’émerveillement son
travail. Cinq portfolios balisent les différentes parties de la revue, dont un
basé sur le texte de Ramón Gómez de la Serna intitulé « Le Recours illégal
aux îles inadmissibles », illustré de photographies de Jorge Amat. On
entre dans une revue comme Apulée par
ce que l’on connaît ou ce qui attire – dont on a, donc, une connaissance,
palpable ou imaginaire. C’est par les photos du restaurant madrilène « Bodegas
Melibea » et des tanguistas porteños
que je suis entrée dans Apulée #2.
Le texte de R. Gómez de la Serna est comme un concentré de l’ambition
apuléenne :
« Les
îles “ont existé”, mais aujourd’hui il n’y a plus que des continents anciens et
des continents nouveaux qui palpitent sous les continents anciens et dont
l’adjonction requiert tout le pouvoir créateur de l’homme. »
Les continents,
anciens et nouveaux, sont aussi des paysages mentaux. La géographie physique
induit les frontières tout autant que la géopolitique. Mais point de frontière
à l’imaginaire ou à la réflexion. Les cultures intrinsèques dessinent un destin
de l’humain, pour peu que l’on ait foi en cet humain-là, qu’on ne le considère
ni en étranger ni en frère, mais en individu pensant et aimant. Au-delà de la
fraternité de surface, dénicher le bien commun, l’aspiration commune.
« Les artistes, poètes, romanciers, écrivains ne peuvent qu’être à
l’avant-garde du devenir humain, de la défense des libertés comme de
l’exaltation de la liberté » écrit H. Haddad dans l’introduction. Les
cahiers consacrés à Driss Chraïbi et Mohammed Dib en témoignent. L’hommage de
Hugues Labrusse à l’hispaniste Claude Couffon permet de revenir sur l’enquête
que ce dernier avait consacrée à la mort de Federico García Lorca. Emmanuelle
Collas nous transporte en Asie mineure à l’époque de la Grèce antique et se
penche sur le culte impérial. René Depestre, répondant aux questions de
Catherine Pont-Humbert, revient sur sa période cubaine, et sa réflexion
renvoie, par la bande, aux « îles inadmissibles » de R. Gómez de la
Serna :
« Je
pensais que l’imaginaire cubain, dans un système que l’on voulait socialiste,
allait corriger les erreurs qui étaient propres à l’imaginaire stalinien. […]
Hélas, cela n’a pas été le cas. L’imaginaire cubain a été vaincu par
l’imaginaire stalinien puisqu’on a retrouvé dans la pratique du pouvoir
castrofidéliste les méthodes staliniennes, ce qui est à l’origine de ma rupture
avec les Cubains. »
Que René Depestre
emploie le mot « imaginaire » pour définir une pensée politique autant
que ce qu’il est convenu d’appeler l’âme d’un peuple – d’un peuple insulaire,
en l’occurrence – souligne les imbrications indémêlables entre aspirations pragmatiques
et rêveries de l’inconscient. L’ici et maintenant versus la création
fictionnelle. Les pouvoirs de l’imaginaire ont à voir avec les mots du pouvoir
– celui qui est en place et qui, souvent, opprime. Kamel Daoud, dans un texte
bref, à l’exactitude éblouissante, met en mots l’hésitante inquiétude de celui
qui se bat contre la radicalité. « Être libre n’est pas être seul »,
écrit-il, en s’appuyant sur l’histoire de Jonas. Gilles Rozier coordonne un
dossier sur trois poètes Yiddish – Jacob Glastein, David Hofstein et Avrom
Stuzkever –, et rappelle que le yiddish est la « langue de diaspora par
excellence » et qu’elle « porte au plus profond d’elle la sensibilité
du laissé-pour-compte, du réprouvé, du réprimé. » Une langue portant en
soi un imaginaire propre, né de l’idiosyncrasie et des malheurs subis, et que
les poètes ont mis aussi au service poétique des combats contre l’apartheid en
Afrique du sud et la ségrégation aux USA. L’exaltation de la liberté est une
aspiration universelle, qui se moque de la géographie et des frontières,
physiques ou mentales. Dans la langue, là est l’humain.
Les textes
fictionnels de cette deuxième livraison nous offrent de petites merveilles –
pourquoi « petites » ? Des merveilles, tout simplement… – d’imaginaire,
parmi lesquelles on détachera deux nouvelles dues à deux
néo-fictionnaires : Georges-Olivier Châteaureynaud et Marc Petit. Chacun,
à sa manière, se penche sur la liberté et ses entraves, l’acceptation du
pouvoir et l’art de déployer de ses ailes.