mercredi 9 décembre 2015

Nadja d’André Breton



André Breton, Nadja, 1928, révision 1962, éd. Folio.

Disons d’emblée que le surréalisme est le lait qui m’a nourrie. Je lui dois tout, ou presque, de ma sensibilité. Sensibilité littéraire ; faculté de regarder le monde par un prisme d’ironie concernée, de détachement jamais blasé et d’interprétation instruite ; foi – la seule foi que je revendique ! – dans le hasard objectif qui est la poésie vibrante de nos existences incompréhensibles.

Je viens de relire Nadja. C’est le livre que j’ai relu le plus souvent, avec La Recherche et les romans de mes écrivains de cœur, ceux de la Nouvelle Fiction. J’en ressors, comme toujours, ahurie.
 
La phrase de Breton suit un rythme qui n’est pas le mien, ma lecture s’affole comme s’affolerait un cœur que l’on soumettrait à des impulsions électriques contraires. La phrase de Breton me contrarie. Je la comprends, je peux l’analyser, l’expliquer à mes étudiants. Je ne peux pas la lire à voix haute, par exemple. Je bute. Cette phrase me fait obstacle.

Nadja, j’en comprends la construction. Du « qui suis-je ? » de la première partie au « qui vive ? » du dernier versant. Mais entre les deux interrogations de Breton, l’histoire de Nadja me met mal à l’aise. Nadja, c’est Léona Delcourt (1902–1941). Une personne, une vraie personne. Dont Breton, peut-être sans y prendre garde, malgré ses addenda de l’édition de 1962, se fout, au fond, comme d’une guigne. Cette pauvre fille, folle, à laquelle il file du pognon – il insiste, Breton, il dit qu’elle lui demande 500 francs et qu’il lui donne le triple, comme s’il était un grand seigneur – est non pas sublimée, mais utilisée.

Parfois, et de plus en plus souvent au fil des rencontres, Breton s’ennuie en compagnie de Nadja. Il attend le dessin, l’étincelle, la phrase ou l’attitude décalée qu’elle va lâcher, ou mimer, ou jouer sans la jouer, perdue qu’elle est dans sa pauvre vie de fille paumée, parfois bien sapée, le plus souvent grelottante sous des habits en saisons désynchronisées, inconsciente quand Breton la considère en état de super-conscience. Qui la réchauffe, Nadja-Léona, lorsqu’elle tremble ? Qui se soucie d’elle, ne serait-ce qu’a posteriori, lorsqu’elle se fait tabasser ?

« Une histoire de coup de poing en plein visage qui avait fait jaillir le sang, un jour, dans un salon de la brasserie Zimmer, de coup de poing reçu d’un homme à qui elle se faisait le malin plaisir de se refuser, simplement parce qu’il était bas – et plusieurs fois elle avait crié au secours non sans prendre le temps, avant de disparaître, d’ensanglanter les vêtements de l’homme – faillit même, au début de l’après-midi du 13 octobre, comme elle me la contait sans raison, m’éloigner d’elle à jamais ». (p.134)

On se retiendra de hurler à l’emploi de l’expression « un malin plaisir ». On se retiendra de hurler, également, à la lecture de la modulation « faillit même ». Et si l’on ne se retenait pas, au fond, de hurler ?

Nadja est l’icône du surréalisme. C’est la Nadja de Breton, intouchable. Léona, elle, était humaine. A relire Nadja, ce soir, je me demande – mais non, j’ai la réponse à la question – si l’humain doit être sacrifié sur l’autel de la littérature.