André Breton, Nadja, 1928, révision 1962, éd. Folio.
Disons d’emblée que le
surréalisme est le lait qui m’a nourrie. Je lui dois tout, ou presque, de ma
sensibilité. Sensibilité littéraire ; faculté de regarder le monde par un
prisme d’ironie concernée, de détachement jamais blasé et d’interprétation
instruite ; foi – la seule foi que je revendique ! – dans le hasard
objectif qui est la poésie vibrante de nos existences incompréhensibles.
Je viens de relire Nadja. C’est le livre que j’ai relu le
plus souvent, avec La Recherche et
les romans de mes écrivains de cœur, ceux de la Nouvelle Fiction. J’en ressors,
comme toujours, ahurie.
La phrase de Breton suit un
rythme qui n’est pas le mien, ma lecture s’affole comme s’affolerait un cœur
que l’on soumettrait à des impulsions électriques contraires. La phrase de
Breton me contrarie. Je la comprends, je peux l’analyser, l’expliquer à mes
étudiants. Je ne peux pas la lire à voix haute, par exemple. Je bute. Cette
phrase me fait obstacle.
Nadja, j’en comprends la
construction. Du « qui suis-je ? » de la première partie au
« qui vive ? » du dernier versant. Mais entre les deux
interrogations de Breton, l’histoire de Nadja me met mal à l’aise. Nadja, c’est
Léona Delcourt (1902–1941). Une personne, une vraie personne. Dont Breton,
peut-être sans y prendre garde, malgré ses addenda de l’édition de 1962, se
fout, au fond, comme d’une guigne. Cette pauvre fille, folle, à laquelle il
file du pognon – il insiste, Breton, il dit qu’elle lui demande 500 francs et
qu’il lui donne le triple, comme s’il était un grand seigneur – est non pas
sublimée, mais utilisée.
Parfois, et de plus en plus
souvent au fil des rencontres, Breton s’ennuie en compagnie de Nadja. Il attend
le dessin, l’étincelle, la phrase ou l’attitude décalée qu’elle va lâcher, ou
mimer, ou jouer sans la jouer, perdue qu’elle est dans sa pauvre vie de fille
paumée, parfois bien sapée, le plus souvent grelottante sous des habits en
saisons désynchronisées, inconsciente quand Breton la considère en état de super-conscience.
Qui la réchauffe, Nadja-Léona, lorsqu’elle tremble ? Qui se soucie d’elle,
ne serait-ce qu’a posteriori, lorsqu’elle se fait tabasser ?
« Une histoire de coup
de poing en plein visage qui avait fait jaillir le sang, un jour, dans un salon
de la brasserie Zimmer, de coup de poing reçu d’un homme à qui elle se faisait
le malin plaisir de se refuser, simplement parce qu’il était bas – et plusieurs
fois elle avait crié au secours non sans prendre le temps, avant de
disparaître, d’ensanglanter les vêtements de l’homme – faillit même, au début
de l’après-midi du 13 octobre, comme elle me la contait sans raison, m’éloigner
d’elle à jamais ». (p.134)
On se retiendra de hurler à
l’emploi de l’expression « un malin plaisir ». On se retiendra de
hurler, également, à la lecture de la modulation « faillit même ». Et
si l’on ne se retenait pas, au fond, de hurler ?
Nadja est l’icône du
surréalisme. C’est la Nadja de Breton, intouchable. Léona, elle, était humaine.
A relire Nadja, ce soir, je me
demande – mais non, j’ai la réponse à la question – si l’humain doit être
sacrifié sur l’autel de la littérature.