Roger Caillois, Ponce Pilate, première édition 1961, Gallimard, collection L’Imaginaire, novembre 2015, 128 pages.
A Jérusalem, le Sanhédrin
vient de condamner Jésus à mort. Le jugement de la puissance romaine est cependant
indispensable, et c’est au procurateur de Judée, Ponce Pilate, que revient le
dernier mot. On connaît l’histoire : la décision de Pilate – il choisit de
s’en laver les mains – décide de l’apparition du christianisme.
Roger Caillois fait de
Ponce Pilate le personnage principal de son conte. Entre le songe de Procula,
son épouse, et sa propre insomnie, vingt-quatre heures vont s’écouler.
Vingt-quatre heures durant lesquelles le sort du monde peut basculer. Le sort
du monde à venir. Caillois imagine l’itinéraire mental du procurateur avant
qu’il prenne sa décision. Dans cette histoire-là, vue sous l’angle de la
politique romaine et sous celui de de la conscience d’un seul homme, l’uchronie
est en marche, dont le pas ne sera franchi qu’à la toute fin du texte. Mais on
en ignorera les conséquences.
Ponce Pilate est un
personnage romanesque. Dans Le Maître et
Marguerite de Boulgakov, le procurateur est en quête de spiritualité
nouvelle, séduit par le royaume promis par Yeshoua. Dans le roman de Caillois, le
procurateur est attaché aux dieux multiples de sa civilisation, et reste
totalement insensible au discours du prisonnier, lors de sa confrontation avec
lui :
"Le discours entier lui paraissait simple délire. Où ces gens allaient-ils chercher ces grotesques inepties ? Que pouvait bien signifier l’idée d’un dieu qui meurt pour le salut des hommes ? D’abord un dieu ne meurt pas, c’est contradictoire. Ensuite, il ne se soucie pas du sort de l’humanité. C’est ridicule."
Le chapitre III est
consacré à Judas. « L’homme se leva d’un bond. Il était roux, contrefait
et hagard ». Comme son ami Jorge Luis Borges dans « Trois versions de
Judas », Caillois donne du traître une interprétation en contradiction
avec le dogme, mais parfaitement logique : sans la trahison du rouquin,
pas de christianisme… C’est par lui, Judas, que Jésus est arrêté, condamné,
supplicié, ressuscité. Sans lui, rien ne serait arrivé. Plus troublé par le
discours de Judas que par celui de Jésus, Pilate, sous la plume de Caillois,
prouve son humanité. Il reste imperméable aux
spéculations eschatologiques et monothéistes, il est avant tout
extrêmement respectueux de l’humain. Caillois brosse le portrait d’un homme conscient
de ses erreurs politiques – l’épisode des boucliers est évoqué, mis en
parallèle avec la nécessité de la construction de l’aqueduc – mais sûr de ses
décisions immédiates et pragmatiques.
Durant sa longue nuit
d’insomnie, il passe en revue les différentes possibilités que sa décision,
quelle qu’elle soit, pourrait entraîner. S’en laver les mains, ou pas. Les
doutes et les certitudes se succèdent, dans la nuit, après sa visite au
chaldéen Mardouk. Et, comme le personnage de Judas est « retourné »
par rapport à la tradition, Caillois « retourne » Ponce Pilate, lui
qui, hors uchronie, est considéré comme celui qui a laissé faire. « Il
restait libre d’être courageux », écrit Caillois. Pilate, ici, n’a rien
d’un lâche et d’un falot.
Roger Caillois clôt son
roman au seuil de l’uchronie. Le lecteur ne saura rien du destin du monde après
la décision du procurateur. Son roman est axé sur les motivations qui
conduisent Pilate à prendre sa décision. Une décision qui n’a rien de
paradoxal, une décision réfléchie, prise par un homme sage et conscient.