jeudi 16 avril 2015

Soumission de Michel Houellebecq



Michel Houellebecq, Soumission, Flammarion, 7 janvier 2015, 304 pages.

On connaît déjà la toile de fond du dernier roman de Michel Houellebecq. Depuis la deuxième quinzaine de décembre, le monde littéraire ne bruisse plus que de Soumission, traduction littérale du mot « islam ». Rappelons l’argument, tout de même : le président de la république française, en 2022, est Mohammed Ben Abbes, le leader d’un parti nommé « Fraternité musulmane ». Il a remporté les élections face à la présidente du parti national grâce à une alliance avec une UMP et un PS en coma dépassé. La formation de droite, et celle de gauche, ont apporté leur soutien à un programme de gouvernement basé principalement sur la mise en friche de l’éducation nationale et l’instauration de la polygamie. François Bayrou est nommé premier ministre.

On ne soulignera jamais assez la veine comique de Michel Houellebecq. Un comique désespéré qui repose sur l’observation sûre et méchamment troublante des temps ambiants. Imaginer une France atone se satisfaisant des nouvelles lois islamiques en vigueur, se réjouissant de la baisse du chômage – les femmes n’ont plus le droit de travailler – et acceptant que les aides sociales soient supprimées au profit de l’entraide strictement familiale… on n’est pas loin de l’acidité d’un Jean Yanne et d’un Gérard Sire imaginant les Chinois à Paris – mais prenant, eux, pour référence, la période de l’Occupation.

Le narrateur de Soumission se prénomme François, prénom qui fleure on ne peut plus la France éternelle. Il est « un homme d’une normalité absolue » (p. 25). Ce François est professeur des Universités, spécialiste de Huysmans. Il enseigne à la Sorbonne. Il est, comme tous les héros houellebecquiens, vaguement concerné, profondément dépressif, fumeur-buveur-baiseur, amoureux sans se l’avouer d’une étudiante juive qui, entre les deux tours de l’élection, émigre en Israël. Le voilà seul, tout seul, mis à la retraite avant l’heure car les enseignants doivent être musulmans. Il lui reste la solution de la conversion, qui ne l’effleure pas. Pas tout de suite.

Michel Houellebecq pense que notre société court à sa perte, et toute son observation s’en tient à cette focale. Son œil, littéraire et tout de même à demi plissé par le sourire de celui à qui on ne la fait pas, traque les travers et les incongruités, les démissions et les énormités. On se souvient de la description d’un des tableaux de Jed Martin dans La Carte et le Territoire, dans lequel Jeff Koons et Damien Hirst se partageaient le marché de l’art. La scène se déroulait, déjà, sur fond de crépuscule au Qatar, ou à Dubaï – le texte ne tranchait pas. Dans Soumission, Houellebecq pousse la prémisse à son terme, prolonge la courbe. Le délitement des partis politiques traditionnels, la montée de l’extrême droite, les crispations sur le communautarisme lui permettent de poser les bases de son roman, qui n’est pas de la politique-fiction. Ce qui l’intéresse, avant tout, c’est le sort de l’homme seul. Depuis toujours. Depuis Extension du domaine de la lutte, roman dans lequel il prolongeait, déjà, la courbe mentale du capitalisme. Le monde appartient aux beaux, aux forts, à ceux qui y croient. La lutte est inégale, les perdants ne sont pas magnifiques, ils perdent, voilà tout. Ils perdent la face, la partie, et leur temps.

Le François de Soumission traverse, entre les deux tours de l’élection présidentielle, une France déserte, rencognée, apeurée, et se retrouve dans le sud-ouest, à Martel. La ville doit son nom à Charles Martel, dont on sait qu’il a arrêté l’invasion arabe à Poitiers en 732. À Martel, dans le Quercy, il retrouve Marie-Françoise, une de ses collègues universitaires et son époux, membre de la DGSI. La discussion, autour d’un excellent repas de cuisine bourgeoise, est politique, historique, et littéraire. On y récite du Péguy. Houellebecq, plus que par le politique, l’économique et le social, est mû par le pur littéraire. Il y a, chez lui, une posture très fin de siècle. Qu’il choisisse Huysmans comme sujet de thèse de son personnage n’est pas anodin. Naturalisme ? Symbolisme ? Dandysme et conversion au catholicisme. Cancer de la mâchoire. Oblat. Aimant la bonne chère. La chère bourgeoise.

Balzac n’est pas loin. La comédie humaine contemporaine que nous brosse Michel Houllebecq est passée au filtre de la désespérance, mais elle n’en reste pas moins humaine, comiquement focalisée sur la bourgeoisie séculaire :

« Marie-Françoise le considérait avec bienveillance, visiblement soulagée de voir son mari prendre aussi bien sa mise à pied, se couler aussi aisément dans son nouveau rôle de stratège en chambre – qu’il allait pouvoir tenir avantageusement devant le maire, le médecin, le notaire, enfin tous les notables locaux, encore très présents dans ces gros bourgs de province, auprès desquels il restait auréolé d’une carrière dans les services secrets ». (p. 152)

L’évocation du milieu universitaire suit aussi la pente balzacienne, l’observation malicieuse des mœurs. L’université islamique Paris-Sorbonne de 2022 demeure telle qu’en elle-même : on y peste parce que le ministre snobe un cocktail, on y accueille les nouveaux membres du corps professoral avec discours et toge d’apparat… Le traiteur est libanais et les fonds sont saoudiens, mais les fondamentaux restent contemporains. On propose à François d’être le maître d’œuvre de l’édition critique de Huysmans dans la Pléiade. Politique fiction ? Que penser de Rediger – drôle de nom, joli nom, rédiger n’est pas écrire – qui a publié un opuscule intitulé Dix questions sur l’Islam vendu à trois millions d’exemplaires, ancien identitaire passé à la Fraternité musulmane, auteur d’une thèse sur René Guénon, qui habite l’hôtel particulier de Jean Paulhan, rue des Arènes ?  Rediger y vit avec quelques épouses, le lecteur n’en croise que deux : une quadragénaire dévolue aux cuisines, et une jeune fille de quinze ans, vêtue d’un jean et d’un tee-shirt Hello Kitty, qui tente de cacher son visage derrière ses paumes lorsqu’elle croise François, car chez elle, elle ne porte pas le voile. C’est une scène comique, un « truc » à la Feydeau, une amplification de fantasme.

François se convertira-t-il à l’Islam pour retrouver son poste à la Sorbonne ? La fin du texte est écrite – et non rédigée – au conditionnel. Le lecteur ne saura rien de sa décision. Il aura simplement accès aux avantages liés à la conversion : la possibilité d’avoir quatre épouses, choisies parmi les étudiantes, sélectionnées par une marieuse. Sortir de la solitude, voilà l’enjeu, chez Houellebecq.

Le roman est placé sous le signe des nuages. François est sensible aux nimbus et cumulonimbus, les temps forts de la narration épousent les courbes de la météorologie. C’est dans le ciel que tout semble se jouer, dans un ciel d’où n’émerge aucun dieu, protecteur ou vengeur. Un ciel, pour François, strictement contingent, et pour Rediger, pragmatiquement éclairant.

Soumission passera sous les fourches caudines de la polémique orchestrée. Opportunisme, misogynie, dissidence par rapport à l’idéologie – si tant est que ce terme ait encore un sens – d’immédiate actualité. On y a d’ores et déjà décelé au moins un emprunt à Wikipédia : un passage sur Cassandre, ce qui là encore fait sourire, Soumission pouvant passer pour le roman de Cassandre, celle qui prédit l’avenir sans pouvoir être crue.  Houellebecq devin ? Certainement pas. Pour deviner, pour sentir arriver les événements, il faut au minimum de l’intérêt pour les choses et les gens. Qu’est-ce qui intéresse Houellebecq, au fond ? Il semble passionné par le pire à venir et animé par le desengaño, le désenchantement, impuissant à envisager le sursaut – pas le sien, ou celui des personnages dans lesquels il se projette, mais celui des autres, disons des citoyens, pour faire court. Les premières pages du roman enfoncent un clou rougi au pâle feu de l’acceptation, sans colère : on passe de « nos sociétés encore occidentales et socio-démocrates » (p. 11, c’est nous qui soulignons) aux « ultimes résidus d’une social-démocratie agonisante » (p. 15) en passant par « un Occident qui à mes yeux se termine » (p. 13).
 
Soumission s’inscrit dans la droite ligne d’une œuvre en marche, en élaboration, qui ne dévie pas de sa trajectoire. C’est à cette constante, patiente et concertée, que l’on reconnaît l’écrivain, le vrai.

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Première publication de cet article sur La Règle du Jeu le 5 janvier 2015