Michel Houellebecq, Soumission,
Flammarion, 7 janvier 2015, 304 pages.
On connaît déjà la toile de
fond du dernier roman de Michel Houellebecq. Depuis la deuxième quinzaine de
décembre, le monde littéraire ne bruisse plus que de Soumission, traduction littérale du mot « islam ».
Rappelons l’argument, tout de même : le président de la république
française, en 2022, est Mohammed Ben Abbes, le leader d’un parti nommé
« Fraternité musulmane ». Il a remporté les élections face à la
présidente du parti national grâce à une alliance avec une UMP et un PS en coma
dépassé. La formation de droite, et celle de gauche, ont apporté leur soutien à
un programme de gouvernement basé principalement sur la mise en friche de
l’éducation nationale et l’instauration de la polygamie. François Bayrou est
nommé premier ministre.
On ne soulignera jamais
assez la veine comique de Michel Houellebecq. Un comique désespéré qui repose
sur l’observation sûre et méchamment troublante des temps ambiants. Imaginer
une France atone se satisfaisant des nouvelles lois islamiques en vigueur, se
réjouissant de la baisse du chômage – les femmes n’ont plus le droit de
travailler – et acceptant que les aides sociales soient supprimées au profit de
l’entraide strictement familiale… on n’est pas loin de l’acidité d’un Jean
Yanne et d’un Gérard Sire imaginant les Chinois à Paris – mais prenant, eux,
pour référence, la période de l’Occupation.
Le narrateur de Soumission se prénomme François, prénom
qui fleure on ne peut plus la France éternelle. Il est « un homme d’une
normalité absolue » (p. 25). Ce François est professeur des Universités,
spécialiste de Huysmans. Il enseigne à la Sorbonne. Il est, comme tous les
héros houellebecquiens, vaguement concerné, profondément dépressif,
fumeur-buveur-baiseur, amoureux sans se l’avouer d’une étudiante juive qui,
entre les deux tours de l’élection, émigre en Israël. Le voilà seul, tout seul,
mis à la retraite avant l’heure car les enseignants doivent être musulmans. Il
lui reste la solution de la conversion, qui ne l’effleure pas. Pas tout de
suite.
Michel Houellebecq pense
que notre société court à sa perte, et toute son observation s’en tient à cette
focale. Son œil, littéraire et tout de même à demi plissé par le sourire de
celui à qui on ne la fait pas, traque les travers et les incongruités, les démissions
et les énormités. On se souvient de la description d’un des tableaux de Jed
Martin dans La Carte et le Territoire,
dans lequel Jeff Koons et Damien Hirst se partageaient le marché de l’art. La
scène se déroulait, déjà, sur fond de crépuscule au Qatar, ou à Dubaï – le
texte ne tranchait pas. Dans Soumission,
Houellebecq pousse la prémisse à son terme, prolonge la courbe. Le délitement
des partis politiques traditionnels, la montée de l’extrême droite, les
crispations sur le communautarisme lui permettent de poser les bases de son
roman, qui n’est pas de la politique-fiction. Ce qui l’intéresse, avant tout,
c’est le sort de l’homme seul. Depuis toujours. Depuis Extension du domaine de la lutte, roman dans lequel il prolongeait,
déjà, la courbe mentale du capitalisme. Le monde appartient aux beaux, aux
forts, à ceux qui y croient. La lutte est inégale, les perdants ne sont pas
magnifiques, ils perdent, voilà tout. Ils perdent la face, la partie, et leur
temps.
Le François de Soumission traverse, entre les deux
tours de l’élection présidentielle, une France déserte, rencognée, apeurée, et
se retrouve dans le sud-ouest, à Martel. La ville doit son nom à Charles Martel,
dont on sait qu’il a arrêté l’invasion arabe à Poitiers en 732. À Martel, dans
le Quercy, il retrouve Marie-Françoise, une de ses collègues universitaires et
son époux, membre de la DGSI. La discussion, autour d’un excellent repas de
cuisine bourgeoise, est politique, historique, et littéraire. On y récite du
Péguy. Houellebecq, plus que par le politique, l’économique et le social, est
mû par le pur littéraire. Il y a, chez lui, une posture très fin de siècle. Qu’il choisisse Huysmans
comme sujet de thèse de son personnage n’est pas anodin. Naturalisme ?
Symbolisme ? Dandysme et conversion au catholicisme. Cancer de la
mâchoire. Oblat. Aimant la bonne chère. La chère bourgeoise.
Balzac n’est pas loin. La
comédie humaine contemporaine que nous brosse Michel Houllebecq est passée au
filtre de la désespérance, mais elle n’en reste pas moins humaine, comiquement focalisée
sur la bourgeoisie séculaire :
« Marie-Françoise le
considérait avec bienveillance, visiblement soulagée de voir son mari prendre
aussi bien sa mise à pied, se couler aussi aisément dans son nouveau rôle de stratège en chambre – qu’il allait
pouvoir tenir avantageusement devant le maire, le médecin, le notaire, enfin
tous les notables locaux, encore très présents dans ces gros bourgs de
province, auprès desquels il restait auréolé d’une carrière dans les services
secrets ». (p. 152)
L’évocation du milieu
universitaire suit aussi la pente balzacienne, l’observation malicieuse des
mœurs. L’université islamique Paris-Sorbonne de 2022 demeure telle qu’en
elle-même : on y peste parce que le ministre snobe un cocktail, on y
accueille les nouveaux membres du corps professoral avec discours et toge
d’apparat… Le traiteur est libanais et les fonds sont saoudiens, mais les
fondamentaux restent contemporains. On propose à François d’être le maître
d’œuvre de l’édition critique de Huysmans dans la Pléiade. Politique
fiction ? Que penser de Rediger – drôle de nom, joli nom, rédiger n’est pas écrire – qui a publié un opuscule intitulé Dix questions sur l’Islam vendu à trois millions d’exemplaires,
ancien identitaire passé à la Fraternité musulmane, auteur d’une thèse sur René
Guénon, qui habite l’hôtel particulier de Jean Paulhan, rue des Arènes ? Rediger y vit avec quelques épouses, le
lecteur n’en croise que deux : une quadragénaire dévolue aux cuisines, et
une jeune fille de quinze ans, vêtue d’un jean et d’un tee-shirt Hello Kitty,
qui tente de cacher son visage derrière ses paumes lorsqu’elle croise François,
car chez elle, elle ne porte pas le voile. C’est une scène comique, un
« truc » à la Feydeau, une amplification de fantasme.
François se convertira-t-il
à l’Islam pour retrouver son poste à la Sorbonne ? La fin du texte est écrite
– et non rédigée – au conditionnel. Le lecteur ne saura rien de sa décision. Il
aura simplement accès aux avantages liés à la conversion : la possibilité d’avoir
quatre épouses, choisies parmi les étudiantes, sélectionnées par une marieuse. Sortir
de la solitude, voilà l’enjeu, chez Houellebecq.
Le roman est placé sous le
signe des nuages. François est sensible aux nimbus et cumulonimbus, les temps
forts de la narration épousent les courbes de la météorologie. C’est dans le
ciel que tout semble se jouer, dans un ciel d’où n’émerge aucun dieu,
protecteur ou vengeur. Un ciel, pour François, strictement contingent, et pour
Rediger, pragmatiquement éclairant.
Soumission passera sous
les fourches caudines de la polémique orchestrée. Opportunisme, misogynie,
dissidence par rapport à l’idéologie – si tant est que ce terme ait encore un
sens – d’immédiate actualité. On y a d’ores et déjà décelé au moins un emprunt
à Wikipédia : un passage sur
Cassandre, ce qui là encore fait sourire, Soumission
pouvant passer pour le roman de Cassandre, celle qui prédit l’avenir sans
pouvoir être crue. Houellebecq
devin ? Certainement pas. Pour deviner,
pour sentir arriver les événements,
il faut au minimum de l’intérêt pour les choses et les gens. Qu’est-ce qui
intéresse Houellebecq, au fond ? Il semble passionné par le pire à venir
et animé par le desengaño, le
désenchantement, impuissant à envisager le sursaut – pas le sien, ou celui des
personnages dans lesquels il se projette, mais celui des autres, disons des citoyens, pour faire court. Les
premières pages du roman enfoncent un clou rougi au pâle feu de l’acceptation,
sans colère : on passe de « nos sociétés encore occidentales et socio-démocrates » (p. 11, c’est nous
qui soulignons) aux « ultimes résidus d’une social-démocratie
agonisante » (p. 15) en passant par « un Occident qui à mes yeux se
termine » (p. 13).
Soumission s’inscrit dans
la droite ligne d’une œuvre en marche, en élaboration, qui ne dévie pas de sa
trajectoire. C’est à cette constante, patiente et concertée, que l’on reconnaît
l’écrivain, le vrai.
*
Première publication de cet article sur La Règle du Jeu le 5 janvier 2015