mardi 7 avril 2015

Du bout des doigts de Sarah Waters



Sarah Waters, Du bout des doigts (Fingersmith), traduit de l’anglais par Erika Abrams, éd. Denoël, 2003, reéd. 10/18, mars 2015.

Les romans de Sarah Waters ne se cantonnent pas à la sphère lesbienne, même si cet écrivain britannique née en 1966 revendique ouvertement, dans sa vie et dans son oeuvre, la sexualité des femmes entre elles. Du bout des doigts met en scène, il est vrai, deux jeunes filles que tout oppose, et que l’attirance sensuelle va rapprocher. Mais plus que le lesbianisme, qui peut apparaître ici comme un motif de base, c’est bien une forme de lutte des classes, de revendication sociale, de désir de dépasser sa condition sociologique qui est au coeur du roman.

Nous sommes à Londres en 1862, sur les pas de Dickens, dans lesquels Sarah Waters met ses propres pas. Sue Trinder, orpheline pauvre des mauvais quartiers, se voit soudain propulsée auprès d’une autre orpheline, de haute condition. Cette dernière, Maud Lilly, vit dans un manoir très victorien, auprès de son oncle. Les livres tiennent une belle place prépondérante dans l’intrigue : l’oncle de la damoiselle est collectionneur de textes érotiques. L’intrigue est basée sur la dissimulation et la captation d’héritage. Mais l’amour entre filles pourrait bien déranger les plans ourdis par le Gentleman, truchement entre les deux mondes, celui de l’oligarchie et celui de la cour des miracles. 

Pourquoi, et comment, écrire un roman à la Dickens à l’aube du XXIe siècle ? Le retour à un Londres littérairement et sociologiquement circonscrit permet une variation moderne, voire moderniste, autour de l’assujettissement des femmes : leur condition, leur soumission, leur révolte avérée ou avortée. Sarah Waters se place résolument du côté féminin, sans jamais occulter que les femmes entre elles ne se font guère de cadeaux. La misère de la truanderie, telle qu’on la trouve dans la littérature, de la picaresque du siècle d’or espagnol à Eugène Sue chez nous, est un motif romanesque inépuisable. De Rinconete y Cortadillo de Cervantes aux Mystères de Paris, de Wilkie Collins à David Copperfield, c’est bien le constat social, et sa revendication, qui mènent le bal. 

Sarah Waters ne s’est pas trompée d’époque. Sa sensibilité s’exprime au travers des deux jeunes filles, auxquelles elle donne, tour à tour, la parole. On pourrait s’étonner que Sue, extirpée des bas-fonds, et Maud, élevée dans les hautes classes, aient un vocabulaire et des attitudes peu différentes. Ce faux mystère est une des clés du roman. L’expression «l’une ET l’autre» est vouée à la substitution : «l’une EST l’autre». L’intrigue romanesque se noue ici. L’intrigue, le piège, la machination.

Comme tout roman contemporain se référant à - imitant - des formes romanesques codées qui n’ont plus cours, ou presque plus, Du bout des doigts requiert l’adhésion immédiate du lecteur. Il suffit d’accepter de se laisser embarquer dans une histoire au long cours, faite de chausses-trappes et de retournements, d’invraisemblances de façade, de vocabulaire précis et suranné et de vérité psychologique. La littérature érotique est la trame du roman, mais les destins des deux jeunes filles, entremêlés, entrelacés, sont un fil conducteur autrement attachant.

*

Extrait 

«L’instant d’après, je perçois son souffle contre ma joue. Il a fait exprès. Je rouvre les yeux.

- Hé ! Ne me dites pas que vous avez peur.

Sa voix est douce, l’expression de son visage étrange. Il déglutit, puis baisse lentement le bras. Je tressaille, pensant qu’il va peut-être me frapper. Mais non. Son regard explore mon visage, vient se nicher enfin dans le petit creux à la naissance de ma gorge. Il regarde, l’air fasciné, et murmure :

- Comme ton coeur bat !

Sa main s’abaisse, comme s’il voulait toucher du doigt mon pouls enfiévré.»

(éd. 10/18, p.400)