Guillaume Musso,
L’Instant présent, XO
éditions, mars 2015, 374 pages.
Le jeu des citations
Je n’ai lu qu’un roman de
Guillaume Musso – La Fille de papier
– et la vie est trop courte pour… etc. Le hasard a mis sur ma route le dernier
opus de Musso, intitulé L’Instant
présent : il trônait, tout neuf, sur l’étagère des nouveautés de la
médiathèque que je hante parfois. Je l’emprunte. Non pour le lire, mais pour ne
pas le lire.
Je ne sais pas sur quoi
repose l’intrigue, la quatrième de couverture laisse entendre que, bien que
leur « complicité soit immédiate », il est interdit à Arthur et Lisa
de s’aimer, ce qui est une « terrible vérité ». Le tout se déroule
« dans un New-York plus imprévisible que jamais », où règne « le
plus impitoyable des ennemis : le temps ». Le pitch s’inscrit en gras
en haut de la quatrième de couv’ : « Lisa et Arthur n’ont rendez-vous
qu’une fois par an. Il passe sa vie à la chercher… elle passe la sienne à
l’attendre ». Toujours sur la quatrième de couv’, un slogan
appétissant : « Un thriller psychologique vertigineux au final
stupéfiant ». Tout cela fait beaucoup d’adjectifs, et pas des moindres.
Reprenons : terrible, imprévisible, impitoyable, vertigineux, stupéfiant.
N’en jetez plus.
Ouvrons le roman. Page de
dédicace :
À mon
fils.
À mon
père.
Dans cet ordre-là, dans
cette disposition-là, avec les points finaux. L’auteur se situe, en creux, au
milieu de cette filiation. La flèche du temps se déplace de bas en haut (nous
pointons vers le ciel). Une dédicace ainsi disposée : « à mon fils,
et à mon père » aurait projeté une flèche horizontale, de la droite vers
la gauche, un sens-contre-sens qui aurait mélangé le passé avec l’avenir
(l’avenir regardant vers la droite). Donc, je ne lis pas le roman (c’est le but
du jeu), mais j’en conclus, à cette simple page, que tout ça est une histoire
de famille.
Jouons à présent au jeu
des citations. Qui n’est pas un jeu, tout juste une petite promenade
dans tout ce qui, dans le roman de Musso, n’est pas de sa plume.
Page 9. Ouverture. Citation
de Stephen King : « L’amour
a des dents et ses morsures ne guérissent jamais ». Puisque Musso est présenté en France, ces dernières années, comme
le maître du suspense fantastique, une citation de King s’impose. J’avance
linéairement dans les pages, il est possible (probable) que je tombe à nouveau
sur une phrase de King en exergue (dans La
Fille de papier, King était cité deux fois). Donc, cette citation toute
seule sur une page blanche donne le ton du roman. C’est une histoire d’amour.
L’amour fait mal.
Tournons à nouveau la page.
Il doit s’agir d’un prologue, intitulé « L’histoire de nos peurs ».
La citation, ici, est de Pablo de Santis,
un des écrivains sud-américains les plus intéressants de ces dernières années.
Citation, donc : « L’histoire de notre vie est l’histoire de nos
peurs ». On tourne un peu en rond, là.
Page 13 commence la
Première partie du roman, « Le phare des 24-Vents ». Page 15, le
chapitre est intitulé « Lighthouse », qui signifie « phare »
en anglais. La citation sera-t-elle tirée de Virginia Woolf ? Ah non,
c’est Françoise Sagan qui s’y
colle : « Je me demande ce que le passé nous réserve ». Page 29,
le chapitre suivant est intitulé « L’héritage », et la citation est
de Jean Grosjean : « Le
passé est imprévisible ». Je ne lis pas le texte de Musso (je m’en fous,
du texte), mais je suis assez heureuse de suivre ce fil de réflexion qui va de
Sagan à Grosjean. Je m’interromps un instant pour aller chercher une canette de
Perrier, je me remets au clavier, et je fais défiler les pages du roman entre
mes doigts, comme un flip-book. Ah tiens, il y a une partie
« références ». Références ? Musso a-t-il besoin de donner ses
références ? Je m’attends à une bibliographie (on ne sait jamais, on peut
avoir de bonnes surprises), mais non, il s’agit simplement des
« références » des citations, preuve qu’elles ont vraiment de
l’importance pour l’auteur. Ah zut alors, la citation de Grosjean n’est pas
attestée, elle lui est simplement « attribuée ». Où, quand,
comment ? Mystère. Donc, pas de fil de réflexion clair et net entre Sagan
et Grosjean. C’est peu dire que je suis déçue. Reprenons le bouquin dans
l’ordre, nous en sommes à la page 41, et nous retrouvons notre écrivain
national, Victor Hugo, avec un vers
tiré de La Fin de Satan :
« Le soleil était là qui mourait dans l’abîme ». Fin de la Première
partie.
La Deuxième partie a pour
titre « En des lieux incertains », ce qui fait rudement penser à du
Fred Vargas, qui a dû songer, elle, au monde romain antique pour trouver son
titre (les lieux incertains étaient ceux qui n’appartenaient ni au royaume des
vivants, ni au royaume des morts). Page 51, un chapitre intitulé « Les
lumières de la ville » (coucou Charlie Chaplin), sous la tutelle de Ruth Rendell : « La route de
l’enfer est si bien pavée qu’elle ne réclame aucun entretien ». Oups, je
retire ce que j’ai dit précédemment, peut-être que Musso, lui aussi, a mis sous
l’incertitude de son en-tête de partie une référence mythologique. Rendell, donc,
et l’enfer. Ça ne peut pas nuire. Bonne référence. Chapitre suivant : Oscar Wilde : « Sachez que je
puis croire toute chose, pourvu qu’elles soient franchement incroyables ».
Oh oh, le texte du roman, que je ne lis toujours pas, vaut peut-être que l’on y
jette un coup d’œil… Tentative. « Une pluie torrentielle brûlante s’abat
sur moi. Avec une telle force qu’il me semble qu’on me plante des clous dans le
crâne ». Non, décidément, je ne vais pas lire le texte… C’est au-dessus de
mes forces. Je m’en tiens aux citations. Avançons. Il est long, ce chapitre…
beaucoup de pages à tourner, et nous voilà rendus page 123. Romain Gary : « Aimer est une
aventure sans carte et sans compas où seule la prudence égare ». Trente
pages plus loin, Laurence Tardieu.
J’avoue que je ne connais pas. Je vais vérifier dans les
« références » en fin de livre, la citation « j’ai songé que ce
qui est violent, ce n’est pas le temps qui passe, c’est l’effacement des
sentiments et des émotions. Comme s’ils n’avaient jamais existé » est
tirée de Un temps fou, paru chez
Stock en 2009 (ah oui, j’ai oublié de préciser, ce sont des références très
précises, le titre du roman, l’éditeur et la date de publication, à chaque
fois. Enfin, pas pour Grosjean… Et donc, pour La Fin de Satan du père Hugo, référence : Hetzel, 1886,
j’avoue que ça m’en bouche un coin). Laurence Tardieu, donc. Mais… j’ai raté
une page ? J’ai sauté la citation de Confucius page
151 ? Confucius est bien référencé dans les références, entre Gary et
Tardieu, mais à la page 151, je ne vois rien que le texte du roman, que je
parcours, m’arrêtant à « ‟Souviens-toi que l’on a deux vies” […] C’est une
vieille parole de sagesse chinoise : on a deux vies et la seconde commence
lorsqu’on prend conscience qu’on n’en a qu’une ». Confucius doit se cacher
là-dessous. Je vérifie sur le Net, ah ben oui, citation de Confucius, attestée
par top-citations.com et allocitations.com. Va pour Confucius. Les
« références » ne se cantonnent donc pas aux exergues. Va falloir
être attentive.
Page 179, titre de la
Troisième partie : « L’Homme qui disparaît », subtil mélange
entre L’Homme qui en savait trop et Une femme disparaît, deux films
d’Hitchcock (mais les « références » ne s’y réfèrent pas). Page
suivante, premier chapitre : « Shakespeare in the Park », allusion
aux pièces que l’on joue à Central Park (le roman, on s’en souvient, se déroule
en partie dans « un New-York plus imprévisible que jamais », dixit la
quatrième de couverture). Citation d’Aldous
Huxley : « L’expérience, ce n’est pas ce qui arrive à un homme,
c’est ce qu’un homme fait avec ce qui lui arrive ». Ok. Page 205, la
citation du chapitre intitulé « Une journée particulière »
(décidément, cette partie est placée sous le signe du cinéma) va chercher
caution chez… Saint-Augustin :
« Où pouvait donc mon cœur s’enfuir loin de mon cœur ? Où pouvais-je
m’enfuir en me fuyant moi-même ? ». Les Confessions de Saint-Augustin, dans les références, ne sont pas
datées. Échaudée par l’aventure confucéenne de la page 151, je fais désormais
très attention en tournant les pages. Page 213, je tombe sur deux vers de Baudelaire tirés de L’Horloge (poème que Mylène Farmer a
chanté sur son album Ainsi sois-je).
Page 217, le chapitre « L’Homme qui disparaît », qui porte donc le
même titre que la partie dans laquelle il s’insère, est placé sous le signe d’Hermann Hesse : « Sur les
chemins tranquilles on n’envoie que les faibles ». Je ne sais toujours pas
ce qui se trame dans ce bouquin, mais là, les choses doivent être en train de
s’accélérer : il arrive des trucs à un type qui en tire de l’expérience,
qui se met à fuir loin de son cœur tout en se fuyant lui-même, et qui doit être
un homme fort, car ses chemins ne sont pas tranquilles (s’ils le sont, à quoi
bon faire un roman ?).
Petite pause (cet exercice
– ne pas lire le livre – est ludique ET crevant). Reprenons.
Page 221, chapitre
« Les bateaux fantômes » (Brrr…), citation de Colum McCann : « La plupart de ceux qui ont un peu de
jugeote savent [que l’amour] change au fil du temps. Selon l’énergie qu’on lui
consacre, on le garde, on s’y accroche ou on le perd ». C’est possible. Il
n’empêche que ce passage doit renouer avec le thème amoureux, que les citations
précédentes (à part celle de Gary), avaient tenu à l’écart. Où en sont-ils,
Arthur et Lisa ? Je ne le saurai jamais… Le chapitre suivant, « La
chambre russe », est placé sous l’égide d’Ernest Hemingway : « Il embrassa la mer d’un regard et se
rendit compte de l’infinie solitude où il se trouvait. Toutefois, il continuait
à apercevoir des prismes dans les profondeurs ténébreuses ». (J’apprends,
au détour des « références », que c’est Jean Dutourd qui a traduit Le Vieil Homme et la Mer, ce que
j’ignorais). Ah oui ! Il avait bien été question d’un phare, dans une tête
de chapitre, non ? On doit y être, ou y retourner, à ce point-là de
l’intrigue mussoïenne. Page 247, chapitre « Les deux tours », avec la
date 2001, on voit à peu près de quoi il va être question. La citation associée
est de Claire Keegan, un écrivain
irlandais que je ne connais pas (c’est une nouvelliste, j’irai jeter un coup
d’œil, tout de même) : « il est très rare que deux personnes
veuillent la même chose à un moment précis de l’existence. Quelquefois, c’est
l’aspect le plus dur de la condition humaine ». Euh… pas sûr que j’aille
voir de plus près, finalement. Fin de la Troisième partie.
La quatrième : « Le
clan Costello ». Chapitre premier de cette partie, page 259 : nous
renouons avec le cinéma, de façon biaisée. Titre : « Le troisième
souffle ». Ô Melville, ô Gu, ô Manouche ! Citation d’Antoine de Saint-Exupéry : « L’essentiel,
nous ne savons pas le prévoir. Chacun de nous a connu les joies les plus
chaudes là où rien ne les promettait. Elles nous ont laissé une telle nostalgie
que nous regrettons jusqu’à nos misères, si nos misères les ont permises ».
Ben dis donc, ça doit pas s’arranger, dans le roman… Page 271, « La marche
du temps », et convocation de Gabriel
García Márquez : « Il était encore trop jeune pour savoir que la
mémoire du cœur efface les mauvais souvenirs et embellit les bons, et que c’est
grâce à cet artifice que l’on parvient à accepter le passé ». Le convoqué
suivant, dans « Les cœurs défaits », est François Truffaut : « Ce n’est pas l’amour qui dérange la
vie, mais l’incertitude de l’amour », citation, nous dit-on, tirée des Deux Anglaises et le continent, et
attribuée au seul réalisateur. Pourquoi évincer Jean Gruault, le
co-scénariste ? Page 293 (on tient l’bon bout…), chapitre « L’un sans
l’autre », citation de John
Irving : « Me sentir seul, j’en avais l’habitude, mais la haine
de soi est bien pire que la solitude ». Visiblement, ça ne s’arrange pas,
dans le roman. Arbitrairement, je relie cette phrase aux états d’âme du héros,
Arthur. Je me demande comment va Lisa… Ah ! Dickens ! Il est là, sagement cité sous le titre du chapitre
« La saison des pluies » (il pleut sur Londres, souvent, il est
vrai…) : « La vie est une suite de séparations soudées
ensemble ». Ah tiens, dans les références, on ne nous donne pas le nom du
traducteur, cette fois ; juste l’éditeur de la première édition et la
date, 1861. Il doit bien gagner sa vie, Musso, non ? Il pourrait peut-être
payer un stagiaire, un petit étudiant en métiers du livre, spécialisé en
édition critique, qui complèterait ses « références »… Et puis
paf !, page 317, tu te prends Borges
en pleine poire : « Il y a deux individus en chaque personne :
le vrai, c’est l’autre ». Borges, putain. Laisse-le tranquille, Guillaume.
Surtout que tu nous précises, dans tes références, que cette citation est
apocryphe (apocryphe ? wow ! Celle de Grosjean n’était qu’
« attribuée »). Borges, tu le lâches, s’te plaît. Déjà que ton
chapitre, là, il s’intitule « Le vrai, c’est l’autre »…
Reprenons-nous.
Page 331, il se passe
quelque chose. Quelque chose qui a à voir avec la poésie, avec l’utilisation que certains
poètes (n’ayons pas peur des mots) font des
blancs de la page. Cette page 331, lecteur, je te l’offre :
Tu auras remarqué que le
père Hugo est à nouveau convoqué. Le
passage est tiré de L’Homme qui rit,
et ce n’est même pas une blague.
A partir de là, tout est
permis… On peut tout oser… En revenir à Stephen
King (« La fiction n’est que la vérité qui cache le mensonge »,
p. 335, j’aurais dû parier, j’étais sûre que King reviendrait…), en passer par James Sallis (« Peut-être le
meilleur de notre vie appartient-il toujours au passé ») et finir sur un
sonnet de Shakespeare, ben
tiens : « L’amour […] est un phare érigé pour toujours / Qui voit les
ouragans sans jamais en trembler », et pour l’évocation du traducteur, tu
repasseras.
Alors quoi ? A quoi il
sert, ce jeu des citations ? A remarquer (mais quelle importance ?)
que toutes, toutes, sont basées sur le paradoxe. Et que, loin de leur contexte,
de l’œuvre dont elles sont tirées et de l’œuvre entière de l’écrivain à qui on
les a subtilisées, elles assoient un fantastique de boutiquier et servent de
caution à un façonnier. Ce jeu des citations est désespérant : lire tous
ces noms chéris (la plupart chéris), tous ces passages d’auteurs aimés (la
plupart aimés), utilisés au profit d’une industrie. Un produit par an, Musso.
La page « du même auteur », située à la fin du bouquin, nous le
rappelle. Un par an, bon sang. On a onze mois tranquilles devant nous, pas
plus, les gars (les filles).
*
PS : dialogue à la
médiathèque, tout à l’heure, avec le gentil bibliothécaire :
- Ah, vous aussi, vous
lisez Musso ?
- Je vais écrire un article
là-dessus.
- Ouais ! C’est ce qu’ils
disent tous…