Karine Tuil, L’Invention de nos vies, roman, Grasset,
21 août 2013, 496 pages.
« L’inversion du
rêve »
« Sam,
c’est le diminutif de Samuel, n’est-ce pas » ? Samir Tahar acquiesce,
et la mécanique de sa vie se met en route. Il est arabe, musulman, a réussi
brillamment ses études de droit, dix années au bout desquelles il a décroché
ses diplômes avec mention, a remporté un concours d’éloquence. Mais il ne
reçoit que des réponses négatives à ses envois de CV, alors il abrège son
prénom : Samir devient Sam. Et Sam Tahar est accueilli par l’avocat Pierre
Lévy. Embauché. Envoyé aux États-Unis pour y plaider, y installer l’antenne
américaine du cabinet parisien. Sa biographie, il l’emprunte à son ami de
jeunesse Samuel Baron : il est juif, ses parents sont morts dans un
accident de voiture, il n’a plus de famille, pas d’attache. À New-York, Samir
Tahar épouse la fille unique d’un Juif américain influent, a deux beaux
enfants, mène une vie de libertin, s’habille sur mesure, défend les familles
des soldats tués en Afghanistan. Une réussite exemplaire.
Lorsque Samuel Baron et sa compagne Nina
Roche découvrent leur ancien ami sur CNN, leur surprise est totale. Eux, ils
vivent en banlieue parisienne. Il est travailleur social, elle pose pour les
catalogues de Carrefour. Samuel est un écrivain raté, il garde dans une
pochette grise les lettres de refus des éditeurs. Mais il a
« réussi » à garder Nina près de lui, par le chantage au suicide,
alors qu’elle voulait le quitter pour Samir, à vingt ans de là. Ils vont se
retrouver.
Avec L’Invention
de nos vies, Karine Tuil bâtit un roman ample, fondé sur les oppositions.
Samir qui se fait passer pour un Juif, et Samuel qui tait ses origines lorsque
dans son bureau un des jeunes en difficultés dont il a la charge lui demande si
« Baron, c’est juif ? ». Les origines de Samuel étant,
d’ailleurs, un peu plus embrouillées. Cette première opposition ancre le roman
dans une réalité sociale, qui est discutée et parfois retournée. Le mensonge de
Samir n’est pas une usurpation d’identité ou de statut. Il emprunte des
éléments de la vie de Samuel pour constituer l’armature de son « personnage »,
mais c’est bien lui qui se construit, qui se façonne, qui mène sa carrière. Le
mensonge premier – et il n’y en aura, finalement, pas beaucoup d’autres, qui
toujours découleront du mensonge originel, qui seront plutôt des mensonges par
omission, terribles sur le plan humain mais non répréhensibles, comme ne pas
dire à ses enfants qu’ils ont une grand-mère et un oncle, comme taire à sa mère
qu’elle a des petits-enfants – est vu, par Samir, comme la condition de son
entrée dans la vie active. Tu es Arabe, on n’examine même pas ton CV, tu n’es
pas Arabe, on te reçoit pour un entretien, on t’embauche. C’est une réalité
française ET c’est une réalité qui se discute. Pierre Lévy, le patron et ami de
Samir-Sam, après que ce dernier lui a avoué son mensonge premier, s’interroge
sur sa propre réaction, à l’époque : « La suspicion de l’inégalité –
ce poison. Et le pire, c’est qu’ils ont parfois raison ! Quand j’ai reçu
le CV de Samir, j’ai noté ses compétences et relevé le fait qu’il était juif. Est-ce
que cela a influencé mon choix ? Peut-être. Est-ce que je l’aurais choisi
s’il m’avait avoué qu’il était d’origine maghrébine ? Sans doute ».
Samir a un jeune demi-frère blond aux yeux
bleus prénommé François. Pas du tout le type oriental, tout le portrait de son
père – un homme politique qui a séduit son employée de maison, l’a aidée
financièrement, mais n’a jamais voulu rencontrer son fils. François n’est pas
« marqué » par son prénom, ni par son physique, comme son frère
Samir. Aurait-il eu besoin de mentir sur ses origines pour réussir
socialement ? La question ne se posera jamais, car François choisit une
voie radicalement différente, qui précipitera la chute de Samir.
Karine Tuil manie superbement le réalisme
romanesque. Réalisme des constats sociétaux, détails des réalités quotidiennes
– les baskets montantes des jeunes de banlieue, les paroles de rap, la
différence de qualité des tissus qui se remarque au premier coup d’œil, les
banquettes éventrées dans le RER – ou lointaines – les us et coutumes dans un immeuble
de la 5e avenue, patiner ses chaussures au Dom Pérignon lors d’une
réunion du club Swann –, et utilisation de motifs qui ont marqué les esprits –
la transformation physique d’un converti à l’Islam, ou encore l’image d’un
potentat déchu menotté, emmené par la police. Des notes de bas de page
renforcent l’impression réaliste : les « figurants » du roman,
ou les simples silhouettes, sont caractérisés en phrases lapidaires soulignant
souvent une réalité-invention vraisemblable, sur le ton de l’humour vache et du
constat sociologique. Lorsque Samir passe un moment dans une boîte des
Champs-Élysées, « des filles nues s’enroulent autour de rampes
lumineuses ». Une note précise : « Charlène et Nadia, 23 et 25
ans. La première rêvait de devenir danseuse classique. La seconde avait
longtemps été professeur d’aérobic… »
Le ressort romanesque est tendu par les
femmes. Dans L’Invention de nos vies,
elles sont trois : Nawel Tahar, Ruth Berg et Nina Roche. La mère, l’épouse
et la maîtresse de Samir. Ce sont trois amoureuses. La mère reste éprise de son
ancien patron, le père de son fils François. Ruth aime son époux, qu’elle a
choisi malgré les préventions paternelles (les enfants du couple portent le nom
de Berg, le nom de leur mère). Nina est amoureuse de Samir, au point de le
suivre à New-York et d’y mener une vie de recluse en attendant les visites de
son amant. Ces deux personnages de femme s’opposent en tout : le calme et
la fougue, la blonde et la brune, celle qui s’habille en cachemire bleu et
celle pour qui une tenue de gala se résume à une robe empruntée et une paire de
chaussures d’occasion. Ruth Berg est charmante, a reçu une éducation sans
faille, possède tous les codes de la haute société, seul monde qu’elle
connaisse. Nina Roche est une beauté rayonnante, une présence immédiatement
érotisée.
C’est en partie la fuite de Nina pour
New-York qui va inverser le cours des vies de Samuel et Samir. Samuel,
l’écrivain raté, sombre et refait surface. Il devient un auteur à succès.
Samir, dans le même temps, est contraint d’avouer son mensonge et perd ce qu’il
avait construit. Mais c’est bien la marche du monde qui précipite sa chute,
l’irruption soudaine, inattendue, de la conjonction du social et du politique
dans une vie bien huilée.
Ces renversements en parallèle, des deux
côtés de l’Atlantique, dans le deuxième versant du roman, font basculer le
réalisme vers le romanesque. Les péripéties, incroyables et pourtant
parfaitement vraisemblables, donnent à chaque personnage un destin. C’est que,
tout à coup, le vocabulaire tend vers la guerre : on avance une
« défense », on devient « stratège « ou « chef
de guerre », on est en « état de crise/d’urgence ». C’est que,
tout à coup, on est loin de l’inégalité des chances en France, ou de la honte
des origines. On est à Guantanamo, ou presque. On vit son histoire d’amour ou
son ascension sociale sur fond de conflit mondial, avéré ou larvé. Il n’y a ni
vainqueur ni vaincu. C’est l’idée de liberté – l’idée, par forcément la
concrétisation – qui prévaut dans la résolution. Les femmes, marquées,
défaites, peuvent envisager de secouer leur joug. C’est, pour reprendre la
réflexion de Nawel, « l’inversion du rêve ».
Pour raconter une telle histoire, tour à
tour qualifiée dans le texte de drame et de tragédie, Karine Tuil choisit une
écriture fébrile. Les à-coups de la narration suivent au plus près les émotions
et les événements : très longues phrases ou adjectifs esseulés entre deux
points finaux ; mots en majuscules, incises en italiques ; refus de
trancher ou gradation des idées séparées par de simples barres obliques
(« il aimerait comprendre ce qui se passe/se joue/s’achève », par
exemple). L’Invention de nos vies est
un des grands romans de 2013, qui propose aussi une réflexion sur le métier et
la posture de l’écrivain.
NB : première publication de cet article le 12 novembre 2013 sur le site de La Règle du Jeu