Regards croisés
Un livre, deux lectures. En collaboration avec Virginie Neufville
Medoruma Shun, L’Âme de Kôtarô contemplait la mer (Mabuigumi), traduit du japonais par Myriam Dartois-Ako, Véronique Perrin et Corinne Quentin, nouvelles, Zulma, 16 janvier 2014, 288 pages.
Okinawa est un territoire
particulier du Japon, qui donne une littérature japonaise particulière. Les
revers de l’Histoire du siècle dernier – la guerre du Pacifique, la bataille
portant le nom du lieu, l’occupation américaine puis la rétrocession –
n’expliquent pas à eux seuls cette singularité. Okinawa est ce coin du globe où
l’on vit le plus longtemps, où vivent une faune et une flore que l’on ne trouve
nulle part ailleurs… Un monde en soi, ou presque. Medoruma Shun verse dans ses
textes cette âme particulière. Il se souvient de son enfance – il est né en
1960 –, du basculement de 1972 – la rétrocession –, et raconte, sous la forme
du réalisme violent ou de l’évocation magique, un Japon peu connu. Six
nouvelles composent le recueil. Arrêtons-nous sur deux d’entre elles.
Coq de combat tient du
réalisme brutal et du naturalisme : l’enfant Takashi se voit offrir par
son père un poussin. Il en avait rêvé, le rêve devient réalité, il le tient
dans sa main, un peu effrayé. Le cadeau est chaud et vivant, légèrement
répugnant. Takashi lui donne un nom – Aka, qui signifie Le Rouge. En
grandissant, le poussin boiteux devient coq de combat, magnifique, irascible
comme il se doit. Ailes déployées, dressé sur ses ergots, Aka est entraîné à la
rixe par Takashi et son père, à l’aide d’un miroir : la bête attaque son
propre reflet. C’est un champion qui rapporte beaucoup d’argent lors des
combats organisés. Un mafieux local l’achète, et le mène à la mort. Takashi se
venge. La force de cette nouvelle réside toute entière dans le balancement des
correspondances : les lames de rasoir dont on arme le dernier adversaire
d’Aka se retrouvent, sous une autre forme, dans l’estomac du chien du
mafieux ; le père de Takashi a accepté de vendre le coq car il sait ce qu’il
en coûte de refuser de faire affaire avec la mafia locale, il se souvient des
représailles subies quand il avait refusé de céder un bonzaï. Les soins
apportés aux arbres nains ont la même intensité que ceux apportés à la volaille
batailleuse. Les sentiments de l’enfance sont rendus avec sensibilité et rage,
placés sous le signe de l’incompréhension de l’injustice, de l’acceptation des
décisions paternelles, et du sursaut.
L’awamori du père Brésil
est également une nouvelle ayant trait à l’enfance. Le Père Brésil est un vieil
homme solitaire, revenu à Okinawa après avoir émigré en Amérique du sud. Le narrateur
est un petit garçon qui, avec ses copains d’école, vient régulièrement embêter
le vieil homme, en volant les fruits de ses arbres, par exemple. Une amitié se
noue entre l’enfant et le père Brésil. Des parties de pêche, des repas partagés
lors desquels l’enfant boit du coca tandis que le vieil homme boit de l’awamori, un alcool local. Le père Brésil
raconte quelques souvenirs étranges à l’enfant, comme l’anecdote de cet homme,
figure christique, au Brésil, qui disait que la fin du monde était proche et
qui a été abattu. L’enfant est fasciné. L’environnement du vieil homme et de
l’enfant est délétère : la rivière est polluée, les poissons boursouflés,
traitreusement bigarrés, immangeables. Empoisonnés. Nous sommes au tournant de
la rétrocession d’Okinawa : au début du texte, la comparaison entre les
billets et les pièces américains et japonais est savoureuse – le changement est
aussi monétaire, un peu décevant. Mais avec le père Brésil, nous remontons au
temps de la guerre. L’alcool qu’il boit quotidiennement est du tout courant.
Mais dans un pot de terre cuite il conserve un awamori d’exception, lié à une tragédie familiale. Il se dégage de
ce texte une nostalgie poignante, renforcée par la narration à la première
personne. C’est la voix de l’enfant que nous entendons. La magie poétique
opère, par-delà la violence de la mort : lorsque le devin brésilien est
tué, une nuée de perroquets écarlates s’abat sur la terre ; après la mort
de père Brésil, des papillons apparaissent, qui viennent s’abreuver aux tessons
du pot brisé d’awamori. Les âmes viennent voleter.
Avec ce recueil, nous
découvrons une sensibilité japonaise différente. Un imaginaire spécifique, lié
à l’Histoire et à la singularité d’Okinawa. Entre violence, poésie, magie et
réalisme façonné.