Umberto Eco, Le Pendule de Foucault
(Il pendolo di Foucault, 1988),
traduit de l’italien par Jean-Noël Schifano, éd. Grasset, 1990 et éd. Livre de
poche (dans une nouvelle édition revue par l’auteur et le traducteur).
Périodiquement, je
relis Le Pendule de Foucault. En
général à la fin du printemps, lorsque le grand rush des SP de la rentrée
littéraire n’a pas encore commencé, et que je bénéficie de larges heures de
surveillances d’épreuves, au bahut. Et périodiquement, je le rachète, car
inexplicablement, tous mes exemplaires précédents disparaissent. Me voici donc
face à un livre neuf, dont je connais pourtant les méandres. Je sais déjà où je
vais me retrouver : à Provins, par exemple. Ou dans les locaux d’une
maison d’édition où, pour passer du normal au bizarre, on doit faire attention
à ne pas buter sur une petite marche, indécelable ou presque.
Cette petite
dénivellation, cette imperceptible différence de niveau, au détour d’un
couloir, je sais que je la connais. J’ai buté sur cette marche, il y a des
années de cela, dans un recoin des deux lycées que j’ai hantés, celui du
secondaire et celui de la classe prépa’, tous les deux anciens couvents, avec
cloître et balustres en rinceaux et fenêtres à petits carreaux aux verres
soufflés remplis de bulles, dans Myrelingues la Brumeuse, dans Lyon la
mystérieuse. A chaque relecture du Pendule,
je cherche dans mes souvenirs où se situe cette foutue marche.
C’est peu dire que
Casaubon, Belbo et Diotallevi, les « héros » du Pendule…, sont mes amis. Je me souviens de ma visite au musée des
Arts et Métiers, à l’époque où Internet n’existait pas encore, et de ma
sidération devant le pendule oscillant. Il n’y avait personne. Je ne sais pas
pourquoi, dans tous mes souvenirs de visites de musées, il n’y a personne. Sans
doute parce que depuis que les files d’attente sont interminables et qu’il faut
penser à acheter un coupe-file, je ne vais plus au musée. Je me souviens, donc,
de ma sidération devant le pendule. Je n’en connaissais que la description de
Eco, je n’avais vu aucune photographie des lieux. C’était mystérieux,
inattendu, et pourtant familier.
Le Pendule de Foucault, c’est à la fois l’une des premières apparitions littéraires
de l’informatique – la mémoire d’Aboulafia ! –, la fascination pour le
traitement de texte, et la mise en forme romanesque des pouvoirs conjugués de
l’imagination et de l’érudition. A force d’écrire des choses horribles, elles
finissent par arriver. Dans Le Pendule…,
à force d’imaginer, par désœuvrement ou quelque chose d’approchant, le grand
complot, les comploteurs te tombent dessus. Les théories du complot tirent leur
force de conviction de la peur et de la méconnaissance, tous les théoriciens du
démontage des théories du complot te le diront, et ils ont raison. Quand on
n’arrive pas à comprendre le pourquoi et le comment, on pense qu’on nous cache
tout et qu’on nous dit rien. Dans Le
Pendule…, le contre-pied romanesque, et humoristique, repose justement sur
le fait que les protagonistes s’amusent à créer une fiction complotiste. Et c’est
cette fiction qui se retourne contre eux. Voilà la fantastique force du roman.
Disons que ce
soir, c’est le souvenir que j’ai du Pendule
de Foucault. J’ai racheté le bouquin hier – où sont passés mes exemplaires
antérieurs ? mystère ! J’ai tendu la main dans ma bibliothèque,
certaine de trouver au moins un des deux ou trois exemplaires de ces
dernières années, mais rien, il n’y avait qu’un emplacement vide là où devait
se trouver le bouquin, et ce vide-là, dans des rayonnages si bondés, est un
mystère à lui tout seul – et je m’en vais commencer à le re-re-re-relire ce
soir. Je buterai à nouveau sur cette foutue petite marche, qui me renverra, une
fois encore, à un souvenir oublié, que je réinventerai, au lycée Ampère ou à la
Martinière Terreaux. Je retournerai donc à Provins, entre autres. Mais, avant
tout, dans les pages inaugurales, comme toujours, je me retrouverai face au
pendule, dans le musée des Arts et Métiers. Et j’irai me cacher, me ferai
enfermer dans le musée… et j’attendrai…
J’en frémis d’avance.