mardi 14 septembre 2021

Eugénie et Eugenia de Gabriel Lévi

Gabriel Lévi, Eugénie et Eugenia, éd. des instants, juin 2021, 286 p.


Eugénie et Eugenia est un roman d’errance dans un monde flottant. Le héros, Andrea, est installé dans un hôtel parisien tenu par un certain monsieur Desnos. Andrea est là, et n’est pas là, il a des choses à faire, des rendez-vous à honorer, dont le lecteur ne sait rien, et dont le personnage, à la fois, se soucie et se désintéresse. Eugénie l’accompagne, elle est enjouée, disponible, sait amadouer un convive désagréable dans un restaurant et remettre sur les rails une conversation en passe de dérailler. Une lettre signée d’Eugenia, dont on ne saura rien jusqu’à la fin du roman, sert d’aiguillon et d’aiguille de boussole à la narration.

La lecture de ce roman provoque une sensation immédiate de flottement. Selon la voie s’interprétation que l’on choisit, cette lecture peut paraître lente et sans véritable signification, ou au contraire tout à fait claire, et le rythme du texte, par là-même, éclairant. Que font les personnages, dans Eugénie et Eugenia ? Ils parlent, dialoguent, sans jamais effleurer des conversations de fond. Mais surtout, ils dorment, se réveillent, mangent et boivent. Ils ont toujours soif, surtout Eugénie. Ils ne sont jamais ivres, ou échappent à l’ivresse de façon presque magique. Il y a de la magie, oui, dans ce monde romanesque. 

On lit avec en arrière-fond toutes nos lectures accumulées. La découverte d’un texte est souvent, si ce n’est toujours, un va-et-vient entre la nouveauté et le souvenir de lectures antérieures. Dans Eugénie et Eugenia, j’ai été frappée par le décor de l’hôtel. Parce que j’ai beaucoup travaillé sur les romans de René Belletto, la référence à l’hôtel a sauté à mes yeux de lectrice et d’essayiste. Dans un des romans les moins célèbres de Belletto, intitulé Mourir, toute une première partie est centrée sur la vie d’hôtel. J’en cite ici un long extrait :

« Les trois petits étages de l’hôtel de la Vermine et des Rats croupissaient, entassés au fond d’une impasse, dans le XIIe arrondissement de la ville.

C’est là que je mourais.

Ne pas vivre avait eu ma peau. Le fruit était dans le ver. J’avais moins d’une corde à mon arc, et mis tous mes paniers dans le même œuf.

Avant l’hôtel, je ne me souvenais pas. J’avais oublié. Avais-je si peu vu le monde que je ne m’en souvinsse plus, le monde m’avait-il tant tué que je l’eusse oublié ? »

La vie d’hôtel d’Andrea, le personnage d’Eugénie et Eugenia, est moins pénible que celle de Sixte, le personnage de Mourir. Mais j’y ai lu, et entendu, des échos. Qu’est-ce qu’un hôtel ? Un lieu où l’on n’est pas chez soi, où l’on ne se fixe pas – sauf à être Coco Chanel et choisir de faire du Ritz sa résidence permanente –, où l’on n’est que de passage. Andrea semble s’être installé dans cet hôtel, même s’il n’en est pas bien conscient. Une autre image de l’hôtel qui m’est immédiatement revenue à l’esprit en lisant Eugénie et Eugenia, c’est celle du film d’Otokar Votocek, Wings of fame. On y arrive en barque – conduite par Charon – et l’on y vit une « vie » étrange, flottante, un entre-deux. Il y a de cela, dans Eugénie et Eugenia. Disons qu’avec ces deux références immédiates, littéraire et cinématographique, d’hôtels, ma lecture a forcément été orientée. Et elle est devenue parfaitement cohérente.  

Où sommes-nous, dans Eugénie et Eugenia ? On pourrait dire : nous sommes à Paris, à Chartres et dans ses environs, à Barcelone. Et quand sommes-nous ? On pourrait affirmer, preuves à l’appui, que nous sommes au XXIe siècle, on voyage en TGV, on reçoit des SMS. Mais tout est légèrement décalé. Par exemple Eugénie, voulant joindre Andrea au cœur de la nuit, téléphone à l’hôtel et passe par le truchement du propriétaire pour parler à son ami. Une explication est donnée : le téléphone portable d’Andrea était éteint. Mais pourquoi donner cette explication ? Pour faire tanguer le lecteur, le remettre dans un temps contemporain quand il était plongé dans un temps indéterminé. Gabriel Lévi joue avec les temps et les espaces pour créer un monde flottant, à la fois réaliste et imaginaire. Et pour créer cet espace-temps indéfini, il ne joue pas que sur les lieux et les actions, il joue aussi sur la langue elle-même. 

Eugénie et Eugenia est écrit dans un français intemporel dont on ne saurait dire s’il est la langue littéraire d’aujourd’hui ou celle d’un autre temps, littéraire lui aussi. Une langue soutenue, diaboliquement malaxée comme sans y toucher, par exemple « Après quatre rues, aucun endroit ne s’était offert à eux », ou encore « Aux effets de l’alcool, les yeux de Lin étaient incandescents ». Cet agencement particulier du français concourt à mettre en place, dans le roman, un climat d’étrangeté. D’autant plus que dans les dialogues, qui occupent une grande partie de l’ouvrage, on entend une langue parlée qui fait fi des négations. Les dialogues n’entrent jamais dans le vif d’aucun sujet, ils sont quotidiens et apparemment sans importance, un peu comme dans les premiers films de Godard, mais renferment aussi, comme ça, l’air de rien, des balises d’interprétation – du moins, de l’interprétation que j’ai choisie. Exemple frappant (pour la lecture que j’ai adoptée) : « Tu sais où nous allons ? - Non, je n’en sais rien. […] Je sais seulement que le restaurant est proche. » 

Qui est Andrea ? L’homme, comme l’étymologie de son prénom l’indique. Qui sont Eugénie et Eugenia ? Ces deux prénoms-échos, grecs eux aussi, divisent l’errance et le flottement du roman. Eugénie est en mouvement, elle est la guide, souriante, primesautière, qu’Andrea choisit pour rencontrer Eugenia. Qui est Eugenia, cette fille dont Andrea ne veut pas lire la lettre ? Elle incarne la fin du parcours, l’inconnaissable : « Il lut [la lettre d’Eugenia]. Plus personne n’entendit parler d’Andrea. » Ce monde flottant, en léger décalage avec un quotidien réaliste et contemporain, trouve ici une explication – mais ce n’est que la mienne : des âmes errantes, en attente du vrai départ, vivent, parlent, mangent, boivent, dorment, comme si de rien n’était. Andrea est plus qu’en partance, il est déjà parti, il n’a plus d’attaches, plus de domicile, il vit à l’hôtel, lieu de passage par excellence. Un personnage dit au détour d’une conversation de surface, apparemment sans importance : « mon appartement est si petit qu’il est presque plus haut que large. Je ne pensais pas que c’était possible… » Plus haut que large, comme un cercueil... 

Je ne livre ici que la lecture de la lectrice. Cette lecture est, me semble-t-il, cohérente. Eugénie et Eugenia est, à l’évidence, un roman à la lecture exigeante. Un premier roman, à saluer.