lundi 13 décembre 2021

Le Dernier Homme de Mary Shelley

Mary Shelley, Le Dernier Homme (The Last Man, 1826), traduit de l’anglais par Paul Couturiau, ed. Folio, 1998 (remise en vente novembre 2021), 672 p.



Il m’a fallu du temps pour lire ce roman. Non que la lecture en soit pénible, mais il m’a fallu du temps. Tous les soirs quelques pages, parfois deux, parfois cinquante d’un coup. Ce fut donc une lecture lente, mais qui travaillait en moi dans la journée, inexplicablement. Ou, peut-être explicablement, à cause de l’actualité. La traduction date de 1988, au cœur des années SIDA. Folio remet en vente ce roman en 2021, au cœur de la pandémie de COVID-19. Les romans d’anticipation tombent toujours à pic, un jour ou l’autre. Dans Le Dernier Homme, il est question d’une épidémie de peste. Epidémie ultime, qui ravagera tous les continents, et tuera tous les humains.

Mary Shelley est une de mes héroïnes de la vie réelle. Un peu comme Virginia Woolf. Je me demande si je ne m’intéresse pas plus à leur trajectoire de vie qu’à leur œuvre. Toujours est-il qu’en ce qui concerne Mary Shelley, je n’avais lu qu’un seul de ses romans jusqu’à présent, le fameux Frankenstein, bien entendu. Que je m’en vais relire de ce pas, d’ailleurs.

Bref, intéressons-nous à ce Dernier Homme. Il s’appelle Lionel Verney. Le roman débute en 2073 et se termine en 2100. Roman d’anticipation ? Oui par les dates, non par le décor et le déroulé. On est encore tributaire des chevaux pour voyager, nulle avancée de la médecine pour contrecarrer la peste, nulle mention de moyens de communication avec ou sans fil pour prendre des nouvelles de la situation dans les autres continents… Nous sommes dans un roman fermé sur lui-même, fermé sur le personnage de Lionel Verney, et fermé sans doute sur Mary Shelley elle-même. Elle imagine une Angleterre devenue république mais se rêvant encore monarchie. Le lord investi de tous les pouvoirs après quelques manœuvres politiques s’en va, ivre de gloire et de pouvoir, conquérir Constantinople. Il en ramènera la peste. Tous sont frappés, et tous en meurent. A l’exception d’une poignée d’Anglais, qui se mettent en marche pour trouver des cieux plus cléments, sous la conduite de l’héritier d’un trône qui n’existe plus, et dont il ne veut pas, de toute façon. Cet homme-là se nomme Adrian, il est le meilleur ami de Lionel Verney, et son beau-frère – Lionel a épousé sa sœur Idris. Adrian, contrairement à lord Raymond parti amplifier la gloire de l’Angleterre dans la conquête de Constantinople, instaure au sein du groupe de survivants des règles de bienveillance et de chaleur humaine. Lorsque la peste frappe un des membres du groupe de migrants, tout le monde arrête sa progression, s’occupe du malade et l’enterre dignement. Le voyage est retardé, mais les derniers survivants de l’humanité n’ont pas perdu leur humanité.

Il a été décidé de quitter l’Angleterre pour des cieux plus cléments, où peut-être la peste n’a pas encore frappé. Où fuir ? En Suisse, dans les montagnes. Il faut traverser la Manche, puis parcourir une partie de la France, cette « terre fertile ». Mais la peste a frappé là aussi. Où continuer à fuir ? Vers l’Italie, sous le soleil, pour ensuite atteindre la Grèce… Arrive le moment où de la troupe des migrants ne restent que quatre personnes, personnages : l’héritier de la monarchie qui ne veut pas être roi, Lionel Verney et l’un de ses fils, et une toute jeune femme, fille de celui qui a importé la peste dans son pays. 

Voilà pour la trame. Le fait que le roman se déroule dans les années 2070-2100 n’a aucune importance. Ce que Mary Shelley raconte, à l’évidence, c’est autre chose, quelque chose qui a rapport à sa propre vie et à son propre parcours. Les lieux (Suisse, Italie, Grèce) sont les lieux emblématiques de culture de son époque, et renvoient à ses propres voyages. Lorsqu’elle évoque la mort des enfants, on ne peut pas ne pas songer à la mort des enfants de Mary Shelley. Le narrateur, Lionel Verney, est le dernier homme, et il raconte la fin de l’humanité. Mais derrière ce narrateur transparaît une femme en narratrice cachée de sa propre histoire. Adrian et Raymond empruntent leur personnalité à Shelley et Byron : le premier soucieux de la défense des valeurs sociales et humanistes, le second plus conquérant, plus guerrier dans l’incarnation de ses idées, il mourra d’ailleurs en Grèce, durant la guerre d’indépendance où il était venu apporter son soutien. Adrian et Raymond meurent, dans le roman, laissant Lionel Verney littéralement seul au monde, comme Shelley et Byron sont morts, laissant Mary. Le parallèle ne me semble pas forcé.

Le Dernier Homme, construit en trois parties, est un roman d’un romantisme échevelé, si ce n’est ébouriffé. Les sentiments amoureux sont exacerbés, les paysages sont le reflet exact du ressenti des personnages, le fonds culturel est omniprésent – Lionel, seul dans Rome, enlace les corps de marbre des statues –, l’homme lutte contre l’inéluctable en se souvenant de ce qu’il a appris dans sa prime enfance… Presque tous les motifs sont là. Pourtant, sous la gangue du genre, on entend une voix singulière qui sait entremêler dans le roman sa propre histoire particulière de deuils successifs et ses aspirations politiques et sociales. 

Le Dernier Homme est aussi un roman d’aventures, avec des combats physiques et des luttes idéologiques. Les survivants se divisent, à un certain moment – nous sommes alors en France, à Paris et à Versailles – entre ceux qui suivent Adrian le « bon chef » et ceux qui sont séduits par les prêches d’un homme qualifié dans le roman de « méthodiste », voulant soumettre ses adeptes à une tyrannie favorisée par les circonstances :

« C’est un fait étrange, et cependant incontestable, que le philanthrope, ardent dans son désir de faire le bien […] et dédaignant tout argument qui s’éloignerait de la vérité, ait moins d’influence qu’un homme tyrannique et égoïste, qui ne recule devant aucun moyen, et n’hésite pas à susciter n’importe quelle passion ou à employer tous les mensonges pour parvenir à ses fins. […] L’imposteur avait persuadé ses disciples qu’ils échapperaient à la peste, assureraient le salut de leurs enfants et engendreraient une race nouvelle s’ils se soumettaient à lui. »

Mais le dernier homme du roman, Lionel Verney, est un homme bon, ou plutôt devenu bon après avoir abandonné, dans sa jeunesse, ses désirs de vengeance et de violence. Il a trouvé dans l’amitié d’Adrian une ligne de conduite. Il ne perd pas espoir. Alors que ses derniers malheurs – la perte de son ami Adrian et de la fillette qui les accompagnait – est la conséquence d’un naufrage qui l’a laissé seul au monde, il décide de quitter Rome par bateau pour voguer vers l’est, à la recherche d’un autre survivant, avec pour seul compagnon un chien qui l’a adopté, et les livres d’Homère et de Shakespeare. Le voyage en mer ramassant les deux motifs contradictoires et complémentaires de naufrage et d’espoir… 

Il me semble difficile d’envisager Le Dernier Homme comme un roman d’anticipation. Même s’il résonne – à tout petit tocsin – en temps de pandémie. Nous, nous avons des vaccins contre le virus, et Mary Shelley, en 1826, ne savait pas encore que viendrait Alexandre Yersin, l’homme qui découvrirait le bacille de la peste. Lutter scientifiquement contre le fléau n’est d’ailleurs jamais imaginé dans le texte. Dans Le Dernier Homme, Mary Shelley choisit le motif de l’épidémie pour confronter à bas bruit les personnalités de Byron et de Shelley, et pour exalter la bonté, la bienveillance, et le bon gouvernement. Lionel Verney, seul au monde, songe au suicide, puis y renonce pour aller chercher un autre de ses semblables. C’est de la volonté pure, mue par l’espoir le plus profond. Lionel Verney est peut-être le dernier homme, mais il est d’abord et avant tout l’incarnation de l’humanité.