lundi 13 septembre 2021

Regards croisés (40) – Rien ne t’appartient de Natacha Appanah

Regards croisés

Un livre, deux lectures – avec Virginie Neufville


Natacha Appanah, Rien ne t’appartient, éd. Gallimard, 19 août 2021, 160 p.




Voilà un roman coupé en deux, comme l’est la vie de la narratrice. Nous la découvrons, cette narratrice, alors qu’elle est veuve depuis trois mois. Elle a été mariée à Emmanuel pendant quinze ans, un Emmanuel bien plus âgé qu’elle et père d’un garçon nommé Eli. Elle, elle s’appelle Tara, et sa vie est en train de s’écrouler. Pas seulement parce qu’elle a perdu l’homme qu’elle aimait, mais parce que cette disparition engendre une remontée de souvenirs d’avant le temps marital, un flux traumatique qui l’emporte, comme elle a été emportée, des années auparavant, par d’autres flux. Un tsunami, entre autres. 

On l’appelle Tara parce que c’est le prénom qu’elle criait et répétait lorsqu’on l’a sauvée du cataclysme, dans un pays du sud-est asiatique qui n’est jamais nommé, un pays de répression. Tara, c’est ce que l’on a inscrit, à l’encre à peu près indélébile, sur son bras, à son arrivée à l’hôpital. Un prénom qu’elle n’a pas démenti. Le tsunami, la vague d’eau qui l’a engloutie, n’est pas la première catastrophe que traverse celle qui est devenue Tara. Natacha Appanah évoque dans une langue en limite de lyrisme toute la sensualité d’une nature exubérante, d’une culture basée sur des danses codées, de la magie blanche et de la rationalité. Mère sorcière, père matérialiste. Elle avait tout pour elle, cette petite fille aimée, préservée. Jusqu’à ce que la répression du régime fasse tout basculer.

Natacha Appanah dresse le portrait et l’itinéraire d’une héroïne, bien sûr, mais Tara-au-prénom-usurpé incarne, au-delà d’elle-même, le sort des filles à qui l’on vole tout – l’enfance, la famille, les rêves et les espoirs – et que l’on massacre autrement que physiquement. "Rien ne t’appartient" : le titre fait référence autant aux biens matériels qu’à ce que l’on est. Tara ne s’appartient plus depuis longtemps. Et lorsque l’homme qui l’a sauvée, médicalement et psychologiquement, l’homme qu’elle a épousé et à qui elle doit d’avoir enfoui tout au fond d’elle un passé traumatique, meurt, tout ressurgit, comme une vague de tsunami. 

Rien ne t’appartient est écrit dans une langue d’une sensualité aboutie, dans laquelle les sons, les couleurs, les caresses et les brimades sont envisagés au plus près du ressenti. Le lecteur entre dans la psyché de Tara-aux-noms-multiples – elle sera même appelée Avril, durant un temps, pour gommer toute personnalité, pour la réduire à son mois d’arrivée dans un camp de rééducation où l’on brûle tout ce qui faisait la vie des fillettes, y compris leurs tresses, que l’on coupe – à rebours. La construction du roman rend l’épilogue inéluctable. En 160 pages, Natacha Appanah construit un destin sur du politique et du psychique, sans jamais dévier de sa ligne stylistique. Un roman puissant et habité. 

*

Extrait :

« Parce que c’était un homme bon, Emmanuel se contentait de ces miettes pour imaginer ce qu’était ma vie avant qu’il me rencontre. Parce que c’était un homme qui croyait m’avoir sauvée d’un pays en lambeaux et ainsi avoir contribuer à sauver le pays lui-même, il n’insistait pas, il pensait qu’il avait fait plus que sa part. Parce que c’était un homme amoureux de moi, il croyait en la douceur de ce que je lui racontais, il ne remettait jamais en question les couleurs, les parfums, les images et à le sentir apaisé tel un enfant à qui on raconte une histoire merveilleuse, j’oubliais aussi que mes mots étaient fabrication, que la tendresse de ce paysage que je lui dessinais était un leurre. » 

*

Lire l’article de Virginie Neufville