lundi 27 septembre 2021

La Maison d’Adela de Mariana Enriquez

Mariana Enriquez, « La maison d’Adela » (La casa de Adela), nouvelle tirée de Ce que nous avons perdu dans le feu (Las cosas que perdimos en el fuego, 2016), traduit de l’espagnol (Argentine) par Anne Plantagenet, éd. du sous-sol, 2017 ; éd. Points août 2021. 


*** SPOILER ***


Il y a, dans le recueil de douze nouvelles Ce que nous avons perdu dans le feu de Mariana Enriquez, un texte d’un peu moins de vingt pages intitulé « La maison d’Adela », qui provoque frisson et vertige. Par son sujet, bien entendu, mais aussi par l’ampleur supplémentaire qu’il donne, soudain, au roman de Mariana Enriquez Notre part de nuit, et par ce qu’il lui retire. Evidence imparable que tout le roman est dans la nouvelle, et cette autre évidence, tout aussi imparable, que ce petit atome de texte, d’où naîtra le big bang, est au-delà du roman. La nouvelle initiale n’est pas l’embryon d’un texte plus long et d’un thème plus développé, elle est un texte d’une nécessité absolue, tournant rond, parfait. 

Dans « La maison d’Adela », la petite Adela est une « princesse des bidonvilles », fillette gâtée par son père qui lui rapporte des jouets incroyables des Etats-Unis, vivant dans maison qui, aux yeux des gamins du quartier, passe pour un palais merveilleux où se donnent des fêtes fabuleuses, où l’on peut regarder des films en couleur diffusés par un projecteur, comme au cinéma, quand les riverains se contentent de téléviseurs en noir et blanc. La maison des parents d’Adela est somptueuse. Est-ce la maison d’Adela ? Pour ceux qui ont lu le roman, la réponse est négative, bien entendu. La maison d’Adela, la sienne propre, est un mystère sombre ouvrant sur l’obscurité. 

L’Adela de « La maison d’Adela » est blonde, a des taches de rousseur et les dents jaunes. Elle a, comme l’Adela de Notre part de nuit, un seul bras, et un moignon qu’elle ne cache pas, qu’elle exhibe plutôt. Elle raconte qu’un chien nommée Enfer l’a attaquée enfant, quand ses parents prétendent qu’elle est née ainsi, avec un seul bras. La narratrice de la nouvelle a le même âge qu’Adela, mais dans le texte son personnage est traité comme une enfant. Le frère de la narratrice, un peu plus âgé, est fasciné par Adela. Ensemble, ils découvrent les films d’horreur et s’en repaissent, les racontant ensuite à la narratrice qui, elle, n’a pas le droit de les regarder, parce qu’elle est « trop petite ». L’allusion aux films d’horreur n’est qu’une introduction à l’horreur elle-même, l’horreur du texte, plus métaphorique et plus allusive. L’horreur du texte a pour origine la peur de la mère de la narratrice. En passant devant une maison abandonnée du quartier, la mère presse le pas et explique en riant à ses enfants que « cette maison [lui] fiche la trouille » mais que c’est « sans importance ». Voilà la maison d’Adela, la maison qui fiche la trouille aux mères. La maison que l’on veut explorer parce qu’on veut élucider le mystère de cette trouille. Maison abandonnée, fenêtres murées comme il se doit, en déshérence pour motif de succession compliquée, habitée auparavant par un couple de petits vieux morts l’un après l’autre. Envie irrésistible d’Adela d’entrer dans la maison, etc. Comme dans Notre part de nuit, avec un peu plus de mystère, cependant, par la brièveté du texte et l’absence de Gaspar dans la nouvelle dont la présence dans le roman expliquait à elle seule que la porte de la maison abandonnée s’ouvrît toute seule. 

« Adela cria dans le noir », lit-on dans la traduction française de la nouvelle, quand le texte original dit « Adela gritó en la oscuridad ». Nous n’en sommes pas encore à la disparition de la fillette, mais le texte original mentionne l’obscurité en signe avant-coureur, quand le texte français ne fait apparaître le mot que plus tard, et de façon plus symbolique : « - Adela ! cria Pablo. On ne l’entendait pas dans l’obscurité. Où pouvait-elle être, dans cette pièce interminable ? » Adela est en passe d’ouvrir la porte qui l’engloutira, on le sait déjà. Elle fait un petit signe de la main et disparaît. 

Pour qui a lu le roman, ces éléments-là sont comme une évidence. On peut aller jusqu’à penser que cette nouvelle est le point de départ de l’arche narrative de Notre part de nuit. On peut en déduire que le personnage le plus important du roman est Adela, et cela est facilement démontrable. Mais la nouvelle a sa vie propre, et sa propre structure. Si elle tourne aussi rond, c’est en partie parce qu’elle boucle sur elle-même : au début, la maison d’Adela est la belle maison de ses parents, celle qui fait l’admiration des gamins du quartier ; à la fin, la maison d’Adela est cette maison abandonnée, cette ruine plus vaste à l’intérieur qu’à l’extérieur, où Adela est engloutie dans l’obscurité – dans la nouvelle, elle n’est pas, comme dans le roman, engloutie par l’Obscurité. 

« Je n’ose pas entrer. Il y a un tag sur la porte qui me retient dehors. Ici vit Adela, attention ! J’imagine que c’est un enfant du quartier qui l’a écrit, en guise de blague ou de défi. Mais je sais qu’il a raison. C’est sa maison. » Dans la traduction française, comme pour une dramatisation, la dernière phrase du texte est décalée à la ligne suivante et dit : « Et je ne suis pas encore prête à la visiter. » Dans le texte original, la dernière phrase fait partie du paragraphe commençant par « No me animo a entrar… ». La dernière phrase du texte original dit : « Y todavía no estoy preparada para visitarla. » « Ne pas être encore prêtre à… » et « ne pas encore être préparée pour… », ce n’est pas tout à fait la même chose. La nuance est linguistique, infime. La phrase française est dans un français parfait. La phrase argentine contient un degré supplémentaire d’horreur, ou de dévoilement. A quoi la petite narratrice de la nouvelle n’est-elle pas encore préparée à… ? 

La nouvelle « La maison d’Adela » dit autre chose que son amplification dans le roman Notre part de nuit. L’architecture du roman tient sur les relations père-fils, le désir du père de sauver son fils d’une trajectoire à peu près inéluctable. L’architecture de la nouvelle tient sur les relations mère/fille : la mère veut préserver la narratrice de la vision des films d’horreur, elle lui dit qu’elle n’a pas encore l’âge alors que son frère Pablo oui, tandis que le père de la narratrice, à la question de sa fille « Et pourquoi Pablo a le droit, lui ? » s’exclame : « Parce que c’est un garçon ! », le texte précisant même que le père s’écrie cela « avec fierté ». Dans le roman, la disparition d’Adela est le moteur de la prise de décision de Gaspar. Dans la nouvelle, la disparition d’Adela provoque le suicide de Pablo, et met en garde la narratrice à propos de dangers autrement symboliques. 

La disparition d’Adela, dans la nouvelle, suggère un passage, un point de non-retour, entre l’enfance et l’âge adulte, chez les filles. La disparition d’Adela, dans le roman, amorce la prise de décision d’un Gaspar devenu pleinement adulte. Le bras manquant d’Adela, réapparu sous d’autres formes sur des cadavres d’hommes sacrifiés ou suicidés, est commun aux deux textes, en inverse exact du bras d’honneur. Un bras d’horreur, en quelque sorte. 

Il est toujours tentant d’orienter la lecture d’un roman à partir, ou à rebours, d’une nouvelle traitant apparemment du même thème. Souvent, presque toujours, la lecture confrontée des deux textes – le court et le long – libère des surprises, des bifurcations, des points de rupture. Il est commun de penser que les nouvelles sont des romans en gestation, en ébauche, surtout dans nos contrées où les nouvelles ne sont lues que d’un quart d’œil, sans aménité. Mais les nouvelles cachent des secrets que les romans dévoilent et exploitent différemment, comme oubliant le cœur vibrant du texte primitif, ou le laissant délibérément de côté.