samedi 20 novembre 2021

L’Agonie de Gutenberg (2) de François Coupry

François Coupry, L’Agonie de Gutenberg (2), Vilaines pensées 2018/2021, éd. FDC Livres, novembre 2021.


François Coupry, que j’ai qualifié ailleurs d’ « ogre baroque » – et il n’a pas eu l’air de tiquer au compliment – est un observateur. Il a l’œil partout, son regard acéré, assassin, ne rate rien de nos travers contemporains, et s’il se revendique d’une inspiration swiftienne dans ce qu’il appelle joliment le « prélude » du tome 2 de ses Vilaines Pensées, il est à l’évidence un analyste convaincant de la postmodernité. Voilà qui nous ramène au baroque : renversement des valeurs, entre autres. Dans un des contes de ce recueil, les ouvriers vivent dans un quartier pavillonnaire bourgeois et les ultra-riches dans des cités aux boîtes aux lettres éventrées. C’est le Carnaval. Ce que Coupry met en évidence, c’est que le carnaval contemporain ne dure pas qu’un maigre temps, il est permanent. Les chroniques de ce recueil sont aussi  politiques.

L’agonie de Gutenberg (2) a un sous-titre : « Vilaines pensées 2018/2021 ». Et un sous-sous-titre : « Journal extraordinaire, fables & paradoxes ». Nous y voilà. Le journal est extraordinaire parce qu’il ramasse les motifs ordinaires du quotidien et les passe à la moulinette d’une réalité augmentée, celle de la fiction révélatrice. Les fables ont une morale. Les paradoxes sont le substrat de la postmodernité, on en a la preuve tous les jours – on est élu sur un programme de gauche et l’on fait une politique de droite, on prône le tout-électrique mais on refuse l’énergie nucléaire, on partage en deux les chaussées pour laisser de la place aux vélocipèdes en créant des embouteillages monstres qui asphyxient les vélocipédistes et augmentent la pollution ambiante, ad libitum… Sur ces paradoxes-là, Coupry fait œuvre de moraliste, bien loin de la moraline. Mais pas seulement. Parce qu’il est avant tout un écrivain de fiction fictionnante, il nous livre ses vilaines pensées sur le mode du conte et de la fable. Et parce qu’il se revendique diariste, il prend pour figure tutélaire Kafka et son journal. Cependant, malgré toutes ces références bien ancrées dans une culture classique ou en passe de l’être, Coupry s’inscrit aussi, sans qu’il sache ou le veuille, dans la pop culture. Dans l’une des histoires qu’il nous offre dans ce tome 2 de L’Agonie de Gutenberg, intitulée « Je ne suis pas humain », le narrateur est un professeur enseignant au Centre romain des études des récits de l’imaginaire. Lors d’un de ses cours, il prend conscience qu’il a subi une métamorphose, son doigt pointé vers un étudiant dissipé est griffu et couvert d’écailles vertes, il est devenu « un être de fiction incarné », un « Martien d’opérette ». Le conte se retourne comme un gant, et l’on n’est pas loin de l’univers de J.J. Abrams – même si je doute fort que Coupry connaisse ce nom. 

Ce renversement des valeurs et cette lutte contre le moralement correct ont beaucoup à voir avec l’imaginaire de la pop culture. La force de Coupry, c’est d’inclure cette modernité – cette postmodernité – dans une histoire littéraire parfaitement balisée, loin des canons de l’imaginaire collectif contemporain. Ce n’est pas un paradoxe, paradoxalement. Coupry se situe au carrefour des courants de l’imaginaire, voilà pourquoi il faut le mettre entre toutes les mains : chaque lecteur y trouvera son compte de références et de projections.

Ce deuxième tome des Vilaines pensées court jusqu’à 2021, autant dire jusqu’à l’inimaginable : le virus. Qui l’eût cru ? Ce que nous avions dévoré et savouré sur les écrans et dans les romans apocalyptiques ou post-apocalyptiques est devenu réalité. Rien à dire : la fiction a toujours raison, on se tue à vous le marteler. La pandémie permet à Coupry un aller-retour entre les XXIe et XVIIIe siècles, dans les pages d’une savoureuse correspondance :

« 31 mars : Mon ami Piano…

Au clair de la lune, je termine ce mot que je posterai pour le dix-huitième siècle dans la gueule de ton grand chien blanc, magique boîte aux lettres.

Ici, à San Fernando, la situation sanitaire s’aggrave. Mais on miaule dans tous les postes de télévision, et sur tous réseaux hypocritement sociaux, que le monde après la pandémie […] sera meilleur et différent du monde d’avant cette COVID !

On rêve par exemple à la fin de l’obligation de travailler, de gagner coûte que coûte de l’argent, de supporter les familles, même recomposées, on rêve de la fin de la nécessité prétendument humaine de la sociabilité, de la convivialité, du vivre-ensemble, niaiseries que l’on supporterait par essence depuis des siècle, amen. »

Il faut lire ces vilaines pensées. Ce tome 2 met en relief le basculement du monde, dans sa marche lente et sa soudaine accélération. Coupry l’observateur, le cuentista, devient fictionnaire réaliste – oxymore, paradoxe !  Il faut lire François Coupry. Nous sommes, nous, frères humains, tout entiers présents dans ces vilaines pensées. Des pensées pas si vilaines que ça : moralement incorrectes – ça, ça fait du bien – et humainement fraternelles – et ça, c’est bien l’essentiel.