Jack London, Martin Eden,
1909, traduit de l’américain par Claude Cendrée, éd. collector 10/18, novembre
2017, 480 pages.
Je suis d’une
génération pour laquelle l’expression « littérature de jeunesse » ne signifiait
pas grand-chose, voire rien du tout. Il y avait les bibliothèques rose et verte
qui accueillaient Fantomette, Le Club des
Cinq, Alice, Les six compagnons… (je te parle d’un temps où l’on n’avait
pas encore passé ces textes au laminoir du « c’est trop difficile pour des
enfants » pour en gommer les passés simples et les subjonctifs). Au sortir
de l’enfance, on entrait en littérature. On avait enfin l’âge de lire des
Livres de poche, comme les grands. L’adolescence commençait avec Le Grand Meaulnes d’Alain Fournier, Les Enfants terribles de Jean Cocteau, Notre Dame de Paris du père Hugo, L’Ecume des jours de Boris Vian,
quelques Jules Verne, et… Martin Eden
de Jack London. C’est là, du moins, mon parcours d’apprentie lectrice. J’ai
découvert Martin Eden vers 12 ou13
ans, dans l’édition 10/18, déjà, sous une couverture d’un orange vibrant
d’énergie.
Martin Eden,
pour qui entre en littérature, c’est quelque chose comme un cadeau du ciel.
Voilà un roman dont on te dit qu’il s’agit d’une autobiographie voilée, mais on
sent bien le détournement vers quelque chose de plus grand, de moins égocentré.
Pas tout à fait une réinvention, mais une amplification du motif. Que raconte
le livre ? L’histoire d’un jeune homme, Martin Eden, donc, marin aux
manières rustres mais écrivain en devenir. Lors d’une bagarre, il sauve un
jeune homme issu d’une famille bourgeoise, qui l’invite ensuite à dîner chez
lui. Martin a parcouru le monde, mais il ne sait rien du grand monde. Lors de
cette soirée il fait la connaissance de Ruth, la jeune fille de la famille.
Elle étudie la littérature, et Martin est fasciné, sidéré, envoûté par sa
beauté et sa conversation. Comme ses mains sont fines ! Comme elle parle
bien ! Et elle aime la poésie ! Et elle sait si bien s’intéresser à
lui, le petit marin rustre ! Il veut la conquérir, se mettre à son niveau.
Et le voilà qui passe ses jours et ses nuits à lire, à avaler des rayons entiers
de la bibliothèque publique pour essayer de comprendre comment ça marche, la
littérature. Mais il ne suffit pas de lire, il s’agit aussi d’écrire, de mettre
en mots tout l’amour qu’il porte à Ruth, et toutes les aventures qu’il a
vécues. Martin Eden, c’est l’histoire
de la naissance d’un écrivain.
Tout est
bouleversant dans Martin Eden.
Bouleversant au sens de l’émotion, mais aussi des vues sur la littérature du
temps, et la nôtre. Martin écrit, envoie ses textes à tous les journaux, essuie
refus sur refus. La condition de l’écrivain débutant a peu changé en un siècle.
Dans un passage humoristique et poignant, Martin imagine que les textes que
l’on envoie aux éditeurs ou aux revues sont condamnés comme les écureuils
escaladant sans fin la roue qui tourne dans leur cage : les textes sont
écrits, puis postés, renvoyés par la poste accompagnés d’un texte de refus
dactylographié, anonyme. Ont-ils seulement été lus ? C’est une machine,
une machinerie. Lorsque Martin ose, enfin, lire quelques-uns de ses textes à
Ruth, il comprend que son écriture n’est pas encore tout à fait au point. Le
regard extérieur, et a priori avisé d’une licenciée ès-lettres dont il est
amoureux le pousse à travailler davantage. Ruth voudrait qu’il étudie, lui veut
écrire, et seulement écrire :
« Et
pourtant, il gardait sa foi en lui-même ; mais il était le seul à l’avoir.
Ruth n’en avait aucune. Elle souhaitait qu’il continue ses études et, sans
désapprouver ouvertement sa littérature, elle ne l’encourageait pas. »
Les vues de Martin
sur la littérature sont très proches de celles que Jack London a développées dans ses textes, bien sûr. Martin Eden
est aussi une sorte de plaidoyer pour la littérature d’aventure, de découverte
et de dénonciation, loin des bluettes à la mode, des histoires d’adultère et
d’étalage bourgeois. Martin veut une littérature à couper le souffle.
On n’en dira pas
plus sur la suite de Martin Eden. Que
ceux qui n’ont jamais lu ce roman exemplaire et magnifique découvrent par
eux-mêmes la suite de l’aventure. Car il s’agit bien d’une aventure :
transformation du petit marin rustre en écrivain, découverte par un prolétaire
du monde aisé, confrontation socialisme/bourgeoisie, dépit d’être parvenu à ce
que l’on voulait être et malédiction du succès… Tout y est, toute la
trajectoire du héros de roman, et toute la vie de l’écrivain.
Si La Recherche de Proust est l’histoire
d’une écriture, Martin Eden est
l’histoire d’un écrivain. Martin Eden,
je l’ai découvert à 12-13 ans, La
Recherche un peu plus tard. Mais c’est bien à ces œuvres-là que je reviens,
toujours, en tant que lectrice passionnée et écrivain consciente (de ses
limites). Sous la très belle et très graphique couverture or et bleu marine de
l’édition collector de 10/18, il est toujours temps de découvrir Martin Eden, ou de l’offrir à ceux que
l’on aime. Parce que, dans tous les sens du terme, ce roman est un cadeau.