lundi 12 décembre 2016

Les Producteurs d’Antoine Bello

Antoine Bello, Les Producteurs, éd. Gallimard, 2015 et éd. Folio, septembre 2016.

Le roman Les Producteurs est le troisième tome d’une trilogie dont le héros est l’Islandais Sliv Darthunghuver. Dans Les Falsificateurs, on faisait la connaissance de Sliv, et l’on découvrait avec lui l’existence du CFR (Consortium de Falsification du Réel). Cette organisation, secrète et donc mystérieuse, s’emploie à dévier – légèrement ou carrément – le cours de l’Histoire. Dans quel but ? Voilà la question, à laquelle Sliv, devenu membre du CFR, tente de trouver une réponse. Dans le premier opus, Sliv fait montre d’un talent indéniable pour les scénarii, il gagne même le prix du meilleur scénario grâce à son dossier sur les Bochimans menacés d’extinction à cause de la De Beers. Il suivra les cours de l’Académie du CFR, sise à Krasnoïarsk. Dans Les Eclaireurs, Sliv intègre le Comité du CFR et on lui révèle comment le Consortium a été créé, deux siècles plus tôt, par un chevalier français du nom de Pierre Ménard (*). On révèle à Sliv l’origine du CFR, mais pas sa finalité. Dans quel but passer sa vie à falsifier le réel ? Tous les dossiers montés par les scénaristes du CFR, et réalisés avec l’aide des falsificateurs – car il s’agit d’être non seulement crédible mais irréprochable, il faut donc aller modifier les documents historiques, inventer des sources concordantes, etc. – vont dans le même sens : ils comportent toujours une part d’humanisme, mettent l’accent sur les grands problèmes du moment (écologie, géopolitique, sauvegarde des cultures…).

Dans Les Producteurs, nous voilà à Hollywood. Où nous faisons la connaissance d’Ignacio Vargas. Ce personnage supplante, me semble-t-il, tous les autres personnages de la trilogie – et pourtant, ils sont tous bâtis à chaux et à sable. Vargas est un cynique réaliste qui crée le faux. Il est dans le cinéma, quoi. Une espèce de grand manitou lucide, aux allures de démiurge rigolard. Les conversations qu’il a avec Sliv replacent l’existence du CFR sur le terrain de la fiction, et de sa nécessité :

« Qu’est-ce qui distingue l’homme de l’animal ? Les uns vous diront la conscience, les autres le langage. Pour moi, ce sont les histoires. L’Homo sapiens en a de tout temps produit et consommé des quantités stupéfiantes, des habitants des grottes de Lascaux à nos contemporains qui s’abrutissent de séries télé. Or le hasard n’a pas sa place dans l’évolution : si la fréquence d’un trait héréditaire augmente au fil des générations, c’est qu’il améliore les chances de survie de l’espèce. L’homme moderne est le fruit de millions d’années d’évolution ; s’il continue à raconter des histoires, il en tire forcément un bénéfice.
- Lequel ?
- Pour faire simple, l’histoire est un simulateur de vie, semblable dans le principe au simulateur de vol sur lequel s’entraîne un pilote. Les anecdotes qui émaillent nos conversations, les livres que nous lisons, les films que nous voyons nous préparent aux situations que nous allons rencontrer. »

La trilogie d’Antoine Bello est une double mise en abyme : elle justifie le rôle du romancier, du scénariste, en se plaçant au cœur d’une organisation dont le but est la scénarisation ; elle oblige le lecteur à s’interroger sur la véracité des événements, historiques ou d’actualité, qui lui sont donnés comme incontestables. La trilogie de Bello, si elle lorgne du côté des théories du complot et induit une certaine paranoïa, s’avère une entreprise de salubrité publique. Nous savons que nous pouvons, nous tous, falsifier le réel, ne serait-ce qu’en modifiant une notice Wikipédia ou en répandant une rumeur sur Twitter. Les démentis ne sont jamais à la hauteur des contre-vérités. On a peut-être encore en mémoire la falsification des charniers de Timisoara. L’horreur que l’on nous décrivait ne laissait aucune place au doute (**). Dans Les Producteurs, on assiste à l’ « invention » (***) de Sarah Palin par le CFR. Lorsque le candidat républicain John McCain choisit comme colistière une quasi-inconnue, les médias s’enflamment. Cette femme a tout de l’héroïne de fiction : gouverneur de l’Alaska, égérie du Tea Party, mère d’un enfant trisomique qu’elle exhibe plus qu’elle ne présente, mère d’une adolescente enceinte, elle est une sorte de synthèse de personnage fictionnel, tout droit sorti d’un soap-opéra. Antoine Bello s’empare de la vérité du terrain pour rendre crédible les manœuvres souterraines du Consortium de Falsification du Réel qu’il a inventé. Parce que le monde, parfois – souvent – est illisible. C’est d’ailleurs sur cette illisibilité que s’appuient les théories du complot. Bello retourne toutes ces théories en proposant une explication fictionnelle. N’est-ce pas là le rôle du romancier ? Ou, pour le dire autrement et ne pas réduire le roman à l’invention, le rôle du « fictionnaire » ?

Dans Les Producteurs, on assiste à l’invention d’une dissidence maya. Lena, la femme dont Sliv est amoureux depuis des années sans se l’avouer, la meilleure falsificatrice du CFR, monte un dossier d’un humanisme rare. Il s’agit de faire croire que l’on a découvert des codex et des artefacts au large du golfe du Mexique. L’équipe de Lena doit tout fabriquer : les codex – ces cahiers rédigés en glyphes, dont il n’existe que très peu d’exemplaires –, la barque échouée au fond du golfe, avec du bois d’époque. Il s’agit aussi de dénicher le chercheur de trésors, il doit avoir une gueule et du bagou, et nous revoilà sur le terrain hollywoodien… Le dossier de Lena est basé sur la notion de « concorde ». Les Mayas étaient un peuple sanguinaire, dont la culture se basait, entre autres, sur les sacrifices humains. Ils sont aussi à l’origine d’un « jeu de balle » rituel. Lena imagine que « ses » Mayas dissidents font évoluer les règles du jeu : les joueurs peuvent changer de camp, par exemple, et un joueur faible peut faire gagner son équipe. On rêve de telles règles pour le football… et l’on rêve de supporters pouvant soutenir tour à tour les deux équipes en présence… La « découverte » de l’épave du golfe du Mexique occupe une moitié du roman, et résonne en harmonie avec l’épisode hollywoodien. Le CFR est aussi – et surtout, ici – une formidable entreprise de production. Les sommes engagées sont colossales, autant que pour un blockbuster. La campagne de communication est assurée par le biais des réseaux sociaux.

Antoine Bello est de ces romanciers qui cherchent dans le réel le bien-fondé de leur imagination, et qui parviennent à mettre en balance la réalité et la fiction. Dans sa trilogie, on suit avec avidité les aventures de Sliv, tout en revisitant ce qui a fait notre actualité récente – l’effondrement des tours du 11-septembre, l’élection de Barak Obama, entre autres. Les Falsificateurs, Les Eclaireurs et Les Producteurs se lisent avec une jubilation fatale, entendons par là que cette lecture aiguise notre lucidité – ou tout au moins nous oblige à regarder en spectateur dessillé le grand théâtre du monde de l’information.

*

Notes
(*) Coucou Jorge Luis Borges.
(**) Quelques esprits lucides ont toutefois sursauté immédiatement aux « informations » avancées. Je me souviens que mon père, alors que nous regardions le JT en cette fin d’année 1989, avait laissé tomber, du ton de celui à qui on ne la fait pas : « ça, ma petite, c’est tout simplement impossible. Les chiffres sont aberrants. Tu verras ce que je te dis… »
(***) « Invention » ici dans le sens de « découverte », comme on découvrirait un territoire inconnu. Christophe Colomb est l’inventeur de l’Amérique.