mardi 1 mars 2016

Regards croisés (21) - Lac de Jean Echenoz


Regards croisés
Un livre, deux lectures – en collaboration avec Virginie Neufville


Jean Echenoz, Lac, éd. de Minuit, 1989 et 2008.

Sans doute est-on plus attaché au roman qui nous fait découvrir un écrivain. J’ai découvert Echenoz par Lac, lors de sa parution en 1989, et la récente lecture d’Envoyée spéciale m’a renvoyée à ce lac du Val de Marne. Les deux romans semblent bâtis sur les mêmes fondations : le détournement du roman d’espionnage.


Dans Lac, un mari disparaît – dans Envoyée spéciale, c’est une femme. Ce mari nommé Oswald Clair laisse sur le carreau son épouse Suzy et leur fils de 6 ans, Jim. Franck Chopin rencontre Suzy. Chopin est entomologiste, et travaille de temps en temps pour les services secrets. Il élève et appareille des mouches (des vraies) qui servent de mouchards. Jean Echenoz s’amuse avec les mots et les images. Son roman, d’ailleurs, a parfois des airs de bande dessinée. Rien n’y est vraiment sérieux, mais tout y est méticuleusement pensé. L’espionnage et les mouches, c’est une vieille histoire dans le vocabulaire, et également dans la BD – que l’on se souvienne du personnage de Zérozérosix dans Astérix, qui empruntait ses traits à Sean Connery, et était constamment entouré de mouches. Dans Lac, on est moins dans un James Bond que dans un John Le Carré, mais un Le Carré que l’on aurait dépouillé des considérations politiques pour ne conserver que les leurres et les chassés-croisés, les retournements et les manipulations. Echenoz bâtit un roman d’espionnage, certes, mais n’en garde que l’armature pour se concentrer, justement, sur la structure. Lac est un squelette de roman d’espionnage.




  
L’important, c’est le décor. Ni grande roue du Prater ici, ni brouillard sur Big Ben. Nous sommes dans le Paris des années 80, et dans la grande banlieue (Val de Marne) où se dresse un complexe hôtelier de luxe, qu’investissent un membre des services secrets d’un pays de l’est, son chiffreur et ses deux gardes du corps. Cet espion du bloc soviétique, Vital Veber, est celui que Chopin tente d’espionner avec ses mouches. Le complexe hôtelier est sis au bord d’un lac, qui rappelle, mutatis mutandis, celui de la Genève dans laquelle Oswald, l’époux envolé, se rendait parfois pour son travail. Autour de l’image du lac – étendue d’eau toujours calme, rassurante, près de l’hôtel, reflétant comme un miroir un monde en trompe-l’œil qu’un aquarelliste obstiné, et complice, transpose sur du papier grand format avec l’eau de son pinceau –, Jean Echenoz s’amuse à balader son lecteur. Suzy, que l’on retrouve comme par hasard dans les parages, porte des boucles d’oreille qui ressemblent à des éclats de miroir. Reflet dans le reflet. Elle porte aussi des boutons de manchette ornés de petites boussoles, comme pour mieux déboussoler le lecteur.

Les personnages appartenant aux services secrets sont caricaturés en décalage comique : l’un d’entre eux ne fume que des Gauloises jaunes, un autre donne rendez-vous à ses informateurs au pavillon tripier de Rungis… Toutes les situations sont surprenantes, jusqu’au bouquet final qui enferme tous les personnages dans une seule pièce. Tel « retourné » (faux retourné ?) rejoint son ouest d’origine, tandis que tel autre passe à l’est. Et la valse de l’espionnage peut continuer.
  
Quelques années avant Michel Houellebecq, Jean Echenoz, dans Lac, s’est attaché au décor de nos vies urbaines :

La Karmann-Ghia traversait ensuite un réseau banlieusard étale, plus tout à fait des routes et pas vraiment des rues. La brique et le béton, la pierre meulière et le zinc y définissaient des ateliers obscurs, des boulangeries désertes, des pavillons désespérés. Jouxtant les entreprises de sanitaires, des lots de lavabos et des piles de baignoires occupaient d’anciens jardins ouvriers. Entre les centres-villes où s’agrègent les grandes surfaces et les services, Chopin ne repérait pas toujours bien les solutions de continuité des agglomérations.

Entre villes discontinues, banlieues déboussolées et palace au bord de l’eau, ce  faux roman d’espionnage est aussi un vaudeville. Le mari, la femme et l’amant apparaissent et disparaissent, se retrouvent et se découvrent, sans qu’aucune porte ne claque. Lac, loin des eaux calmes que son titre laisse transparaître, est un kaléidoscope d’aventures échevelées.
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