Regards croisés
Un livre, deux lectures – en collaboration avec Virginie Neufville
Jean Echenoz, Lac, éd. de Minuit, 1989 et 2008.
Sans doute est-on plus
attaché au roman qui nous fait découvrir un écrivain. J’ai découvert Echenoz
par Lac, lors de sa parution en 1989,
et la récente lecture d’Envoyée spéciale
m’a renvoyée à ce lac du Val de Marne. Les deux romans semblent bâtis sur les
mêmes fondations : le détournement du roman d’espionnage.
Dans Lac, un mari disparaît – dans Envoyée spéciale, c’est une femme. Ce mari nommé Oswald Clair laisse sur le carreau son épouse Suzy et leur fils de 6 ans, Jim. Franck Chopin rencontre Suzy. Chopin est entomologiste, et travaille de temps en temps pour les services secrets. Il élève et appareille des mouches (des vraies) qui servent de mouchards. Jean Echenoz s’amuse avec les mots et les images. Son roman, d’ailleurs, a parfois des airs de bande dessinée. Rien n’y est vraiment sérieux, mais tout y est méticuleusement pensé. L’espionnage et les mouches, c’est une vieille histoire dans le vocabulaire, et également dans la BD – que l’on se souvienne du personnage de Zérozérosix dans Astérix, qui empruntait ses traits à Sean Connery, et était constamment entouré de mouches. Dans Lac, on est moins dans un James Bond que dans un John Le Carré, mais un Le Carré que l’on aurait dépouillé des considérations politiques pour ne conserver que les leurres et les chassés-croisés, les retournements et les manipulations. Echenoz bâtit un roman d’espionnage, certes, mais n’en garde que l’armature pour se concentrer, justement, sur la structure. Lac est un squelette de roman d’espionnage.
L’important, c’est le
décor. Ni grande roue du Prater ici, ni brouillard sur Big Ben. Nous sommes
dans le Paris des années 80, et dans la grande banlieue (Val de Marne) où se
dresse un complexe hôtelier de luxe, qu’investissent un membre des services
secrets d’un pays de l’est, son chiffreur et ses deux gardes du corps. Cet
espion du bloc soviétique, Vital Veber, est celui que Chopin tente d’espionner
avec ses mouches. Le complexe hôtelier est sis au bord d’un lac, qui rappelle,
mutatis mutandis, celui de la Genève dans laquelle Oswald, l’époux envolé, se
rendait parfois pour son travail. Autour de l’image du lac – étendue d’eau
toujours calme, rassurante, près de l’hôtel, reflétant comme un miroir un monde
en trompe-l’œil qu’un aquarelliste obstiné, et complice, transpose sur du
papier grand format avec l’eau de son pinceau –, Jean Echenoz s’amuse à balader
son lecteur. Suzy, que l’on retrouve comme par hasard dans les parages, porte
des boucles d’oreille qui ressemblent à des éclats de miroir. Reflet dans le
reflet. Elle porte aussi des boutons de manchette ornés de petites boussoles,
comme pour mieux déboussoler le lecteur.
Les personnages appartenant
aux services secrets sont caricaturés en décalage comique : l’un d’entre
eux ne fume que des Gauloises jaunes, un autre donne rendez-vous à ses
informateurs au pavillon tripier de Rungis… Toutes les situations sont
surprenantes, jusqu’au bouquet final qui enferme tous les personnages dans une
seule pièce. Tel « retourné » (faux retourné ?) rejoint son
ouest d’origine, tandis que tel autre passe à l’est. Et la valse de
l’espionnage peut continuer.
Quelques années avant Michel Houellebecq, Jean
Echenoz, dans Lac, s’est attaché au
décor de nos vies urbaines :
La Karmann-Ghia traversait ensuite un réseau banlieusard étale, plus tout à fait des routes et pas vraiment des rues. La brique et le béton, la pierre meulière et le zinc y définissaient des ateliers obscurs, des boulangeries désertes, des pavillons désespérés. Jouxtant les entreprises de sanitaires, des lots de lavabos et des piles de baignoires occupaient d’anciens jardins ouvriers. Entre les centres-villes où s’agrègent les grandes surfaces et les services, Chopin ne repérait pas toujours bien les solutions de continuité des agglomérations.
Entre villes discontinues, banlieues
déboussolées et palace au bord de l’eau, ce faux roman d’espionnage est aussi un
vaudeville. Le mari, la femme et l’amant apparaissent et disparaissent, se
retrouvent et se découvrent, sans qu’aucune porte ne claque. Lac, loin des eaux calmes que son titre
laisse transparaître, est un kaléidoscope d’aventures échevelées.
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