mardi 25 août 2015

Ah ! ça ira… de Denis Lachaud



Denis Lachaud, Ah ! ça ira…,  éd. Actes Sud, août 2015, 432 pages.

Paris, 2037. Antoine Léon est libéré après vingt et un ans de prison. En 2016, il appartenait au groupe terroriste Ventôse et a participé à l’enlèvement, puis à l’assassinat du président de la république française. Il se faisait appeler Saint-Just, ses compagnons de route Robespierre et Marat. Antoine passe quatre ans à l’isolement, puis dix-sept ans dans une cellule qu’il partage avec un autre détenu (il en côtoiera quelques-uns, toujours nommé « l’autre », avant de sortir). Lorsqu’elle atteint l’âge de 16 ans, sa fille Rosa est autorisée à lui rendre visite en prison. Elle n’était qu’une enfant lors de l’arrestation d’Antoine, et c’est en prison, lors des visites hebdomadaires, que le père et la fille nouent des relations intenses, chaleureuses.

2037. Antoine reprend pied dans un environnement auquel il lui faut s’adapter, se réadapter. On lui propose un boulot de manutentionnaire, et il trouve à se loger dans une cité populaire, la cité Molière. Il a pour voisin de palier un émigré marocain, Ahmed. Les deux hommes deviennent amis.

2037, donc. L’ex-épouse d’Antoine œuvre comme bénévole dans une association qui s’occupe des demandeurs d’asile. L’afflux de migrants a pris de telles proportions que les autorités ont décidé de parquer ces populations dans des zones entourées de hauts murs infranchissables. Ces Zones de Séjour Temporaire ont été installées sur d’anciennes friches, parmi lesquelles celle du Stade de France. Chaque nationalité a son pavillon, les migrants sont regroupés par nationalité et par langue, pour éviter les tensions. Les migrants ont le droit de travailler, des entreprises les embauchent au jour le jour, pour des salaires ridicules, concurrentiels des pays où la main d’œuvre est la moins chère. Plus besoin de délocaliser.

2037, donc. Dans les années 30 du XXIe siècle, chez Denis Lachaud, les ordinateurs ont encore des claviers, on s’envoie encore des SMS sur des téléphones portables, des enfants de touristes chinois paradent sur le pont de bateaux mouches appareil-photo autour du cou, on passe toujours le CAPES pour enseigner les Lettres en collège, les gamins des banlieues s’expriment à grands coups de « tepu » et de « me prends pas la tête ». La France vit toujours sous le régime de la Ve république. En 2037, dans le roman de Denis Lachaud, la préoccupation première des 20-30 ans est le prix des loyers en ville.

On le sait, la projection mentale dans un futur proche – 2037, c’est demain, ou à peu près – est un exercice littéraire périlleux. La projection que nous propose Denis Lachaud est peu inventive. La seule concession faite à l’écologie, par exemple, est l’utilisation de voitures électriques. Page 374, on apprend qu’en 2037 le glacier des Bossons, à Chamonix, est toujours un glacier.

Ce qui intéresse Denis Lachaud, à l’évidence, c’est la politique, et ce que l’on appelle aujourd’hui la prise de conscience citoyenne. Et c’est bien cet « aujourd’hui » que nous propose Lachaud comme projection. Le personnage d’Antoine s’est interdit, durant ses longues années d’incarcération, de prendre connaissance de la marche du monde. Lorsqu’il sort de prison, il ne sait rien de ce qui s’est passé depuis vingt ans. Sa fille et l’un de ses amis lui font un digest de la situation :

-       Et que devient le Front national ?
-       Il a quasiment disparu.
-       Ses thèses sur l’insécurité et le danger lié à l’immigration ont été totalement absorbées par la droite et la gauche classiques.
(…)
-       Et le djihad ?
-       Il s’exprime toujours de temps en temps.
-       En général par de petits attentats très violents faciles à organiser.

-       Il n’a jamais réussi à prendre l’ampleur qu’il aurait souhaité. (p.138-139)

Et voilà, voyez caisse ! Lachaud centre son roman sur Rosa et Rufus, la fille d’Antoine et son copain d’enfance qui, colocataires d’un appartement qu’ils doivent rendre à leur propriétaire, galèrent pour trouver un logement à la hauteur de leurs moyens. Ils vont utiliser les réseaux sociaux pour créer un « grand » mouvement de révolte, qui consiste à installer des tentes Quechua (enfin, dans le roman, on ne les achète pas chez Décathlon, mais chez Sportissimo) sur les champs Élysées.

2037, donc. En 2037, la fille d’un terroriste qui a abattu le président de la république française et a laissé son cadavre dans le coffre d’une voiture – exactement comme l’avaient fait les membres des Brigades rouges, en 1978, pour Aldo Moro – reprend à son compte le mouvement des Indignados espagnols. Sans que cela soit revendiqué dans le roman. En oubliant que les campements sur la Puerta del Sol, à Madrid, en mai 2011, avaient bien d’autres motifs que le prix des loyers…

2037, donc. Dans le roman de Denis Lachaud, un vendeur de fruits et légumes ambulant s’immole par le feu. C’était un ami d’Ahmed, le voisin de palier d’Antoine. Cette scène renvoie de plein fouet à l’immolation par le feu de Mohamed Bouazizi, le 17 décembre 2010, à Sidi Bouzid. On s’en souvient – comment peut-on l’oublier ? –, ce geste désespéré est à l’origine de ce que l’on a appelé le « printemps arabe ».

Denis Lachaud reprend, dans son roman, les événements de l’histoire récente pour les transporter dans le futur proche. Il écarte ce qui n’entre pas dans son « cadre », réduisant ainsi la prospective politique à un curieux recommencement, et en se gardant bien d’anticiper. Pour un roman d’anticipation, c’est… dommage. On pourra objecter que l’anticipation, ici, n’est qu’une façade pour dénoncer les problèmes actuels. Mais là encore, si tel est le cas, Lachaud prend une focale délibérément centro-centrée, voire biaisée.

Le titre « Ah ! ça ira… », les pseudos des membres du groupe terroriste auquel appartenait Antoine – Saint-Just, Robespierre, Marat – évoquent  la révolution française. Mais la révolution que mettent en branle les jeunes gens de 2037, dans le roman de Denis Lachaud, si elle peut apparaître sympathique, a de curieux relents d’autres années 30, celles du XXe siècle :

A 10h17, le palais Bourbon est pris d’assaut, après que les gardiens de la paix en faction ont opté pour la fraternisation avec la foule. Le peuple pénètre dans l’hémicycle, en pleine session parlementaire. L’orateur s’interrompt, le président de l’Assemblé nationale se laisse glisser au sol et se dissimule derrière la rambarde de bois du perchoir. Pas un mot n’est prononcé par les députés abasourdis. On se jauge en silence pendant quelques secondes. Les élus se lèvent, comme pour faire front face aux envahisseurs. En réponse, un  chant jaillit de l’allée séparant la tribune des premiers rangs.
Ah ! Ça ira, ça ira, ça ira
(p.421-422)

Ce que le roman de Denis Lachaud nous promet pour 2037, c’est la fin de la fonction représentative du parlement. Les idéaux premiers de la révolution française sont dévoyés (nous mettons ici entre parenthèses la terrifiante Terreur, à laquelle les noms de Marat, Saint-Just et Robespierre renvoient, dans le groupe terroriste), et l’on se retrouve, à quelques degrés près, dans la situation de février 1934 provoquée par les ligues d’extrême droite.

Le mouvement du 15-M (les campements madrilènes de 2011) réclamait une democracia real. La projection que nous propose Denis Lachaud est une démocratie bien particulière, une démocratie dans laquelle on prend d’assaut le palais Bourbon, dans laquelle le personnage d’Antoine, ancien terroriste, ouvre sur un site, qui ressemble à Facebook, une page intitulée « je non-vote ». Pour l’héritage de 1789, on repassera…