Jean-Marie Blas de Roblès, L’Île du Point Némo,
Zulma, 21 août 2014, 464 pages.
Aborder les rivages de l’invention romanesque
« Tout se passe comme s’il n’y avait qu’une
seule histoire à raconter »
J.-M. Blas de Roblès, L’Île du Point Némo, p.457
48° 50’ S - 123° 20’ W, ce
sont les coordonnées du point Némo, le pôle maritime d’inaccessibilité. Tout
autour de ce point : rien. De l’eau. L’océan Pacifique. La première terre
ferme est à plus de 2500 km. Les humains les plus proches sont les habitants de
la Station Spatiale Internationale (ils ne sont qu’à 400 km, à la verticale). Ce
point Némo est un point d’imagination vierge. Il est aussi un lieu
littéraire : c’est dans cette zone, à quelques petits degrés près, que
Lovecraft situe la cité engloutie de R’lyeh. Jean-Marie Blas de Roblès nous
emporte dans un récit tourbillonnant comme les courants marins, et nous
débarque sur l’île qu’il invente au beau milieu de ce désert océanique. Une île
mystérieuse, qui se déplace parfois comme celle de la série Lost, qui tremble sous les échos d’un
son étrange et effrayant nommé le « bloop ». Cette île doit autant à
Jules Verne qu’à Tomas More. C’est une utopie scientifique dans le récit, et
une utopie romanesque dans la conduite du récit.
Où sommes-nous ? Dans
un u-topos, c’est-à-dire en aucun
lieu. Ou dans tous. Le roman s’ouvre sur la bataille de Gaugamèles, les troupes
d’Alexandre le Grand et de Darius s’affrontent. Puis nous prenons de la
hauteur, et constatons que les combattants sont des soldats de plomb dirigés
par un certain Martial Canterel, opiomane distingué. Entrent en scène
successivement la gouvernante Miss Sherrington, un Holmes prénommé John Shylock
et son majordome, un noir immense qui porte le nom de Grimod de la Reynière.
Dès les cinq premières pages la formidable machinerie romanesque ourdie par
Jean-Marie Blas de Roblès se met en branle. Nous entrons, pensons-nous, dans un
roman d’aventure façon fin XIXe. Un diamant a été volé à une lady ; des
pieds gauches chaussés de baskets de marque Anankè sont sciés sur des
cadavres ; un magicien chinois, un serial-killer amateur de poils pubiens
et un détective jouant les Fregoli apparaissent puis sont oubliés ou prennent
une place prépondérante ; nous voyageons en train de luxe de l’Europe à la
Chine en passant par une Russie où s’affrontent Cosaques voltairiens et
créationnistes ; nous croisons des monstres de foire et des acrobates de cirque.
Avant d’aborder les rivages de Jules Verne, L’Île
du Point Némo nous fait visiter les terres mentales de Conan Doyle, de
Gustave Le Rouge, d’Alexandre Dumas, de Tod Browning, et même celles de Fred
Vargas (1).
Et puis soudain, changement
radical de cap. L’histoire caribéenne se fait entendre, en contrepoint. De
belles cigarières quittent les Antilles pour s’établir en Périgord. Avec elles
arrive en France la tradition des lectores
de tabaquería : à Cuba, au milieu du XIXe siècle, des lecteurs lisaient
à voix haute, dans les fabriques, des extraits de journaux et des romans
entiers, tandis que les cigariers et cigarières façonnaient les feuilles de
tabac. C’était là une façon d’instruire et de distraire les torcedores, les ouvriers. Et c’est de
ces lectures que les havanes les plus célèbres tirent leur nom : Montecristo, Romeo y Julieta… Blas de Roblès bouscule son lecteur et le ramène
tout soudain à l’ère de la mondialisation : la fabrique de cigares
périgourdine est devenue une usine d’assemblage d’eBook-readers. On passe du lecteur à haute voix à la liseuse
électronique dans un glissement romanesque jubilatoire. Et l’on continue dans
la jubilation en regardant le PDG de l’usine de liseuses se désespérer parce
que son pigeon-voyageur préféré – et hors de prix – ne revient pas de son
périple. Le pigeon-voyageur à l’heure de l’e-mail et du cloud…
Où sommes-nous ?
Partout en littérature. En littérature dite populaire, mais malaxée de telle
sorte que le tout est supérieur à la somme des parties. Blas de Roblès fait feu
de tout bois – pour faire bonne mesure, ajoutons aux genres utilisés le conte
de fées, avec la figure de la Belle au bois dormant – avec une imagination qui
dépasse celle de ses maîtres. Si la part belle est faite aux romans du XIXe, le
résultat est un roman tout à fait contemporain, qui ouvre sur des plaies
immédiates comme le continent de plastique, cette décharge qui flotte en vortex
sur nos océans.
On évitera ici le jargon
narratologique : intertextualité, postmodernité, etc. Oui, bien sûr, il
s’agit aussi de cela. Mais quelle importance pour le lecteur ? Est-il
nécessaire de mettre des mots clinquants sur le mot délectable de plaisir ?
Le lecteur attentif sourira aux clins d’œil qui parsèment le texte : le
« Tigre » est le premier mot du roman (on le retrouve périodiquement dans la narration),
qui renvoie au roman-monstre précédent de l’auteur (2), même s’il s’agit
parfois du fleuve, de même que la « collection rassemblée par un obscur
jésuite allemand » (p.272) ; Lady MacRae disant qu’elle va lire
« La Spirale, de Gustave
Flaubert. Le roman d’un homme dont les rêves se substituent peu à peu à la vie
réelle », qui renvoie à la forme spiralée de l’île du Point Némo où les
voyageurs vont aborder, mais qui renvoie aussi à la mise en abyme du roman
lui-même, le rêve étant le récit dont Lady MacRae est un personnage, récit-rêve
fait par le lector à sa Belle au bois
dormant, la belle cigarière du XXIe siècle. Il y a bien d’autres clins d’œil,
qui sont la marque de l’écrivain solide et partageur.
Sur L’Île du Point Némo, nous sommes partout et nulle part en
littérature. Ici et là-bas, hier et demain. Mais nous sommes aussi ici et
maintenant en nous-mêmes, et dans le réel immédiat et éternel. L’interrogation
sur la filiation, le harcèlement dont les femmes sont victimes, les
délocalisations-relocalisations économiques, l’amour qui se fout de la mort, le
pur plaisir de l’invention romanesque. Lecteur, embarque avec Blas de Roblès, laisse-toi
emporter par les « motifs obstinés et mystérieux » (p.457) de la
littérature, tu n’en reviendras pas.
*
Notes
(1)
On se souvient
que dans le roman de Fred Vargas Un lieu
incertain, l’énigme policière débutait par des pieds coupés sur des
cadavres.
(2)
Là où les tigres sont chez eux, Zulma, 2008, prix Médicis.
*
Première publication de cet article sur La Règle du Jeu le 22 août 2014