Agatha Christie, Témoin indésirable, (Ordeal by innocence, 1958), traduction
de Jean-Marc Mendel entièrement révisée ; première édition en
français : 1959 ; collection « la bibliothèque idéale d’Agatha
Christie vue par Martin Parr », éditions du Masque, novembre 2013, 360
pages.
La
famille Argyle vit tranquille, ou à peu près, depuis que la mère, Rachel, a été
assassinée et son meurtrier arrêté. Stérile, Rachel Argyle avait
adopté cinq enfants : Mary, Jacko, Hester, Micky, Tina, tous
orphelins, ou abandonnés, ou maltraités. C’était une femme admirable, qui avait
ouvert un home d’enfants pendant la guerre, qui dispensait ses bienfaits.
Son fils
Jacko a été jugé coupable du meurtre de sa mère adoptive. Il n’a cessé de crier
son innocence, arguant qu’il avait un alibi : il avait été pris en stop à
l’heure du meurtre. Mais l’enquête n’a pu établir la véracité de ses dires, et il
est mort en prison. Jacko, c’était le mouton noir de la fratrie : violent,
menteur, réclamant sans cesse de l’argent à sa mère. Kirsten, qui travaillait
au home d’enfants et qui n’a pas quitté la famille Argyle après la guerre, le
jugeait « malfaisant ».
Et voilà
que deux ans plus tard, Arthur Calgary frappe à la porte de la maison des
Algyre. Il est le « témoin indésirable » : c’est lui qui a pris
Jacko en stop le soir du meurtre, mais une commotion cérébrale et un long
séjour au pôle l’ont tenu éloigné, il ne savait rien de l’affaire. C’est un
homme droit, qui veut que justice soit faite.
Agatha
Christie distille lentement, et savamment, le poison qui ronge la famille
Algyre. Si Jacko n’est pas coupable, l’assassin ne peut être qu’un autre des
enfants, ou l’époux Léo, ou sa secrétaire-fiancée Gwenda, ou Kirsten, la fidèle gouvernante. Personne
n’aimait vraiment Rachel, au fond. Elle était trop attachée aux enfants, ne se
trompait jamais, aimante et infaillible, passablement insupportable.
L’irruption d’Arthur Calgary dans une situation qui satisfaisait tout le monde
– le frère et fils délinquant en coupable idéal – dérange une harmonie
retrouvée.
Il y a
un plaisir exquis à relire les romans d’Agatha Christie que l’on a découverts
dans sa jeunesse. On les lisait en essayant de découvrir l’assassin, en pestant
contre les fausses pistes, en attendant la surprise finale. On les relit, l’âge
venu, en goûtant la finesse de l’analyse psychologique, en râlant contre quelques
répliques vaguement machistes des policiers chargés de l’enquête, en appréciant
la tenue littéraire du texte. Les pages d’ouverture de Témoin indésirable prouvent à quel point Agathe Christie était un
véritable écrivain. Le premier chapitre, centré sur Arthur Calgary, n’a rien à
envier à tel ou tel roman célébré qui raconterait le retour au pays d’un homme
porteur d’un lourd secret, s’apprêtant à le dévoiler et s’interrogeant sur le
bien-fondé de sa démarche :
« Le
crépuscule tombait quand il arriva à l’appontement du bac.
Il
aurait pu s’y trouver bien plus tôt. À la vérité, il avait tergiversé autant
que cela lui avait été possible. »
Tout est
là : l’hésitation, la fin du jour et le « héros » qui vient
faire naître une nouvelle aube, la rivière à traverser symbolisant – peut-être
– le retour sur la mort vaincue, et l’emploi du mot « vérité » qui
est le fond même du roman, quel qu’il soit.
Le monde
décrit par Agatha Christie, sous l’artifice du roman à énigme, du whodunit, est terrifiant à plus d’un
titre : les hommes et les femmes, victimes ou assassins, sont rarement ce
que l’on pouvait espérer qu’ils soient. Il y a des souvenirs d’Atrides dans
cette œuvre – dans l’œuvre complète –, des pulsions sexuelles ou amoureuses
inavouables, des trahisons avérées mais justifiées, des luttes de classes
renversées. On passe, en transitions ouatées, délicieusement vachardes, d’un
monde ancien à un monde moderne, de valeurs établies au renversement des mêmes
valeurs. Nous qui pensions qu’Agatha Christie tricotait le destin de
personnages surannés qui parlaient entre deux scones et deux tasses de thé de
l’Empire des Indes, voilà que dans Témoin indésirable, il est fait
allusion au Spoutnik, soudain. C’était sans compter avec la longévité, et
l’acuité visuelle – moderne, au plus près du monde – de la vieille dame. Après Témoin indésirable, elle publiera encore
vingt romans. De 1920 à 1976, elle aura ajusté au plus près sa prescience du
genre humain, et sa connivence avec ses semblables.
Elle
aura – et l’emploi du futur, ici, est comme l’indice d’un regret, on pense aux
motifs qu’elle n’a pas pu utiliser, nos technologies postmodernes, réseaux
sociaux, téléphonie mobiles, autant de motifs propices à développer des
intrigues basées sur la paranoïa et la mégalomanie, même si les hommes, et les
femmes, restent les mêmes, sous tous les cieux de toutes les époques – analysé
les mœurs anglaises et les mœurs humaines à l’aune de sa pétillante
intelligence. Elle nous aura compris.
Un mot
sur cette édition particulière de Témoin indésirable :
la couverture est une photographie de Martin Parr. On y voit une cravate
tricotée de rouge sur une chemise
quadrillée de rouge elle aussi, une veste pied de poule serrant un
ventre légèrement proéminant, deux mains gantées de maniques à fleurs tenant
une pile d’assiettes également fleuries. L’intérieur de la couverture évoque
les tissus, fleuris eux aussi, dont on tendait les murs, dans les tons rouges,
là encore, mais un peu passés. Aucun indice n’est décelable, dans cette
présentation, en ce qui concerne la résolution de l’énigme et le nom du
véritable assassin. Pourtant, le malaise sourd, inévitable.